Il y a un an, demain à l’aube, je partais au Japon. 



Mémoire de recherche

Manon Gignoux


Sous la direction des professeurs 

Guitemie Maldonado et Didier Semin



Beaux-Arts de Paris
Paris, Mai 2019





Le vent du printemps disperse les fleurs de mon rêve
Eveillé mon cœur en tremble encore.

Sankashû, Recueil de l’ermitage des montagnes, Saigyô (1118-1190)






Temple Irano Jinja, Kyoto, 13’25 — extrait 2’06
Dans l’enceinte d’un temple, des moines frappent des bâtons sur des pièces en bois sculpté. Des visiteurs passent, s’emparent de ces instruments un moment et tapent à leur tour. Quand le rythme se fait discontinu on entend, dans les interstices, des percussions provenant d’un chantier à l’extérieur qui viennent se mêler au son du Mokygyo.





avant propos

Ecrire sur un temps au Japon, tracer des “lignes d’erre”.

Le temps du projet, à partir de notes, listes, sons, images et réminiscences
De retour d’un séjour de six mois au Japon, pendant plusieurs semaines j’ai eu besoin d’écrire.
Tenter de retranscrire les souvenirs, les mémoires de gestes qui m’avaient frappée, les apparences, les rêves, l’étonnement.
L’écriture a débuté par le mot Ettone, ce mot que les japonais emploient quand ils réfléchissent intensément, “quand ils se posent vraiment la question” m’a dit une amie japonaise. Ils disaient “Etto, etto, ettone…” quand je posais des questions qui semblaient complexes. Ces mots me touchaient, sans les avoir vraiment entendus. La dernière semaine, au cours d’un diner avec Akihiko Inoue, je l’entends à son tour prononcer ces onomatopées et l’interroge sur cette expression si singulière à mes oreilles, puis reprends le cours de ma phrase, “j’ai été étonnée... “
Je réalise que l’étonnement est le mot qui me venait le plus souvent pour tenter de dire mon expérience d’être au Japon.

Tremblements, débordement
(la terre, la rivière)
Ecrire sur les gestes, c’était mon intention au départ. Puis sont venus en foule tant d’images et d’instants, tout en même temps les poteaux télégraphiques depuis la ligne de train, des bras levés, le son des corbeaux, de voitures publicitaires, de la pluie…
Les limites de mon langage au Japon m’ont portée vers une plus grande écoute. 
Synchronicité ou dissonance, plusieurs niveaux s’enchevêtrent, les sons relient des contraires.

Ecrire comme dessiner
A leur tour les dessins ont reconvoqué des gestes reçus à travers des corps japonais.
Des gestes, des légumes et des ombres sont venus rencontrer mes mains, le corps à même le papier.
De mots en images et d’images en sons des histoires se rencontrent, ces récits sont subjectifs, leur juxtaposition crée de la fiction.

“Mitate” : Voir quelque chose comme autre chose, regarder quelque chose avec une certaine distance,
y voir non pas l’éternité mais l’éphémère, l’impermanence.


Il s’agit peut-être de se laisser perdre.

Plus que d’intérieur il a été question de dehors, déjà la maison était un réceptacle des sons du dehors.
J’ai aimé non pas tant voyager qu’être dans les lieux, des lieux d’entre-deux, y revenir, à travers les intempéries et les passages, observer la fine évolution des jours.
Il y a aussi de l’incompréhension, la question du corps des femmes, une violence sourde, certains sons font mal aux oreilles, la chute d’un objet...

Puis la danse est venue
Comment sait-on qu’on n’est pas en train d’improviser ?
La Gravité, Steve Paxton

J’ai écrit en septembre, dehors il faisait beau. Dessiné en hiver.
Je reprends l’écriture, partie pour parcourir les carnets quelques jours à la campagne c’était encore l’hiver, quand je rentre toutes feuilles de l’arbre ont éclos.





Tanabata



Le vrai nom de l’attention, ce n’est pas anticipation mais étonnement.
Paul Ricoeur




Sommaire 
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avant propos

I    espace / son
        1.   arrivée / lignes / signes / repères / espace-entre / étonnement
        2.   son / silence

II    rencontre(s) / écriture                                                                       
        1.   gens dans la rue / langage / questions / onomatopées / étrangeté
        2.   raconter / écrire / confondre / textes - images / constellations

III    déplacement / lieux / vides
        1.   plans / paysages / vus du train / regarder, voir / errance
        2.   chambre / intérieur - extérieur / maison / air / horizontalité

IV    corps / gestes
        1.   pieds / d’un même pas / uniformes / corps japonais / dormeurs
        2.   corps contenus / gestes / fantômes / omyokuri - raccompagner du regard

V    jardins / élément(s) / eau
        1.   gouttes d’eau / jardins / pétales / saisons, temps / pluie
        2.   bains / rivière / débordement / La femme des sables / éléments

VI    entre-deux / terre
        1.   tremblement / terre / céramique
        2.   forêt / lieux de culte / absence - présence / nuit / fenêtres

VII    danse / dessins / traces
        1.   marche / danse / fête des morts
        2.   dessins / gestes / ombres / légumes / corps

postface

//    annexes
        a.   bibliographie
        b.   lexique
        c.  remerciements


I    espace / son




1.  arrivée / lignes / signes / repères / espace-entre / étonnement



rêve du 6 mars 2018

Des reliques,

une attention nouvelle




L’ignorance émerveillée du voyageur qui découvre un monde qui lui paraît tout autre, usant de sa seule sensibilité subjective.Mémoire L’univers au creux des mains, Adrien Blouët, Beaux-Arts de Paris 2016



Nous reconnaissons les choses, nous ne les connaissons pas.
Gilles Deleuze




Tokyo vu de la ligne de métro Yamanote - 山手線, Yamanote-sen



Je n’ai pas porté attention à la presse japonaise pendant mon séjour. À mon retour, je relève des fragments d’actualités de cette période depuis des media japonais (Asahi Shinbun, Mainichi Shinbun, Yomiuri Shinbun…). La traduction informatique m’entraîne vers d’étranges dérives.

relevé du 2 mars 2018

Japon, sondes spatiales européennes commencent voyage de 7 ans à Mercure
Les agences spatiales japonaises et européennes ont lancé vendredi
une fusée transportant deux explorateurs dans un voyage de sept ans à Mercure dans une mission conjointe pour enquêter sur les mystères o ...



arrivée

Quelque chose de l’organisation de l’espace vient me saisir, des lignes, des orientations, des intervalles entre les habitations, des diagonales, comme pour laisser circuler l’air.
Des géométries, des angles coupés, les fenêtres sont des vitres sans séparation.
Je suis frappée par les fenêtres, des trous noirs en journée, des ouvertures, des passages vers la lumière et d’autres vies la nuit tombée.

Une sensation de densité et de vide dans ces espaces entre.




Si le corps des dieux (Kami) est omniprésent et démultiplié suivant les croyances du shinto, cette surpopulation s’explique aisément dans la mesure où tous les aspects du monde naturel sont potentiellement divins, et peuvent par conséquent s’incarner en différents types de dieux.

Ainsi, arbres, rochers, rivières, lacs, mais aussi animaux, constituent des formes divines qu’il suffit de reconnaître, de nommer et de vénérer. La nature est donc particulièrement incarnée.
Toutefois, c’est l’univers urbain, d’une densité surprenante qui constitue l’expérience majeure, et parfois presque exclusive des Japonais contemporains, et cette expérience corporelle induit des récits différents.
La Beauté du contresens, Philippe Forest



lignes / signes / repères

Des lignes.

Ligne aérienne, lignes de la ville qui se dessine, des immeubles par les fenêtres du train qui relie l’aéroport Haneda au centre-ville de Tokyo, lignes des poteaux et des fils électriques, lignes tracées au sol dans les rues silencieuses de ce premier matin du mois de mars, ligne du Shinkansen qui relie les grandes villes du Japon.





Tous les signes émergeant de la ville, les Toyota cubiques et les passages à niveaux, l'abondance des fils électriques et les distributeurs de boissons, les bermudas bleus des enfants…
Toutes les tensions et structures qui organisent la vie japonaise sont une sorte de démenti à ce qu'on croit savoir de cette rigueur et de cet ordre japonais.
Tanguy Viel

Christian Garcin et Tanguy Viel se sont lancé un défi en 2018 : parcourir le monde, de l’Amérique à la Sibérie en passant par le Japon et la Chine, sans jamais prendre l’avion. Avant la parution du récit né de ce périple comme une méditation littéraire sur le voyage, Tanguy Viel a publié certains de ses écrits via un blog.





Tracés au sol sur Higashioji-dori Ave, Kyoto - 京都市, les 10 et 11 mai



Des symboles blancs ou colorés tracés sur le bitume noir des rues de Tokyo semblent indiquer une direction.
Ces tracés au sol me donnent le sentiment étrangement reposant en arrivant d’être dans un jeu vidéo.

La figure de chat montrée par Chris Marker apparaît dans de nombreuses vitrines, sous emballage plastique, dans un pot de fleurs, par la fenêtre d’une maison... Petit ou grand, il se balance et salue de la main.

Saturation d’images dans les wagons du métro.
Chevelures noires, masques sanitaires blancs sur les visages.




L’empire des signes : il n’y a pas un seul espace qui soit délaissé.
Tout est pris dans un monde de signifié, un monde cerné. Le signe ne s’ouvre jamais que sur un autre signe.
L’empire des signes, Roland Barthes

Publié en 1970 à la suite d’un voyage au Japon. Barthes écrit : ceci n’est pas un livre sur le Japon, L’Empire des signes ne prétend en rien représenter ou analyser la moindre réalité, mais prélever quelque part dans le monde un certain nombre de traits. Ce Japon est fictif.


note du 4 mars 2018

Marche de quartier en quartier, quelque chose de fluide et de mouvant, je me sens bougée

Tour de la ligne de métro pour essayer d'embrasser cette ville qui m'apparaît encore plus folle
La ville est peu éclairée
Des lumières dans la rue qui s’apparentent plus à des lampes domestiques





L'imagination n'est pas, comme le suggère l'étymologie, la faculté de former des images de la réalité ;
elle est la faculté de former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité.
La vie réelle se porte mieux si on lui donne ses justes vacances d'irréalité.
L'Eau et les Rêves, Gaston Bachelard


Imaginer c'est s'absenter, c'est s'élancer vers une vie nouvelle.

L'Air et les Songes - Essai sur l'imagination du mouvement,  Gaston Bachelard


note du 5 mars 2018

Les gens sont fatigués, dans le pressing et dans le métro
Oubli des corps



À Tokyo on est très fatigué, on dort dans le métro et en même temps on se réveille toujours au bon moment.

France culture
Les Nuits de France Culture, par Philippe Garbit

Oeuvres croisées - Christine Buci-Glucksmann et le Japon pour son livre Esthétique du temps au Japon, du zen au virtuel (2001), 15 mars 2018



note du 6 mars 2018

Les repères changent, par exemple il y a la façon de compter les choses plates, différente de compter les choses verticales





étonnement / apparences


De l'ordre d'un sentiment de reconnaissance.
Ce qui m’étonne c’est l’espace créé par l’organisation du vide et l'horizontalité.

En arrivant je vois des corps que je perçois comme « enfermés », tenus ou contenus. Je crois reconnaître des gestes ou des attitudes, d’une personne à une autre, qui semblent inscrits dans une norme, des conventions.
Les mois passants j’intègre moi-même certains codes.
Des rencontres me révèleront aussi des corps et des voix qui s’expriment de façon singulière, je serai surprise par la manifestation puissante de certaines émotions.




Il a laissé le Japon le pénétrer, le faire vaciller, l’ébranler.
Le Japon c’est vraiment l’autre, l’altérité. L’autre c’est le même, l’image du même.
Roland Barthes pose la question de l’autre et du même.
Comment accéder à l’altérité ?
Le Japon a une vertu d’ébranlement.

France culture
Chemins de la philosophie par Adèle Van Reeth

Philosophies du Japon (2/4) Roland Barthes, l’empire des signes ,
23 octobre 2018






gestes     

carbone sur papier, 50x70cm chacun     2019



L’«Intérieur» que le japonais édifie autour de sa personne, famille, groupe social se structure d’un «ura» (derrière/envers), d’un «omote» (devant/façade) et d’un «oku» (fond) enveloppé d’ombre et vers lequel le cheminement revêt une importance primordiale.

Espace édifié à l’aide d’une quantité de signes et de formes limitées
La tendance universelle à la restriction exprime une angoisse existentielle fondamentale,
l’interrogation désespérée d’un peuple qui se sent vulnérable.
Vivre l’espace au Japon, Augustin Berque







Myoren ji temple
La femme qui garde le temple m'apporte un thé froid qui a le goût de riz.
Elle se place au centre de la pièce et me parle, à travers des gestes, en tournant son corps et en levant les bras dans les quatre directions, des orientations de l'espace, de l’architecture, des estampes au dessus des ouvertures. 
Je suis frappée par cette femme qui s’exprime en inscrivant son corps dans l’espace et de voir l’espace se mettre à exister à travers ses gestes.




«Apprivoiser l’étrangeté» est un habile plaidoyer pour la symétrie égalitaire, entendons par là le constat récurrent que «les Japonais font beaucoup de choses de façon exactement contraire à ce que les Européens jugent naturel et convenable». Ce qui ne signifie pas que les cultures soient inégales, mais au contraire opposables sur un pied d’égalité. « Apprivoiser l’étrangeté » est donc une stratégie d’approche respectueuse de l’altérité.
L’autre face de la lune, Écrits sur le Japon de Claude Lévi-Strauss



note du 7 mars 2018

Tout m'est étranger
En des sens parfois contradictoires le meilleur et le pire semblent se côtoyer
Je comprends si peu... mais ressens




Voyage dans les lieux, des temples immémoriaux aux architectures les plus contemporaines, mais aussi voyage dans le temps,
du zen au virtuel.

Ce temps devenir et éphémère, donne naissance à une esthétique des légèretés, des transparences et des indifférences.
Ce Japon il m’était à la fois proche et lointain, un entre-deux, un espace, un intervalle et du vide.

C’est un livre du temps, mais c’est aussi un voyage dans l’espace, un autre monde, le Japon, un choc viscéral.
Une société structurée dans des normes.
Une esthétisation permanente, du détail, du quotidien, de la vie, comme de l’architecture et de l’art.

Un sacré d’immanence, qui est fait de rituels, du shintoïsme comme du bouddhisme.
Cet aspect rituel de la société fait au fond qu’on ne peut pas briser ce mélange de présence ou d’absence, ou de visible, ou d’invisible, quelque chose comme un secret qu’on ne peut pas briser.

On vit dans ce sacré d’immanence ritualisée, ou cette esthétisation permanente du quotidien et on s’aperçoit qu’elle n’est possible que par une esthétique du temps.
Le temps m’a transformée, tout est temps.
C’est un temps existence, ce n’est pas un temps mémoire au sens occidental mais au contraire un temps devenir où les catégories essentielles sont l’éphémère, l’impermanence, le cycle et le retour des choses.
On vit en même temps deux temps contradictoires, conflictuels, un temps urbain ou un temps ultra capitaliste accéléré, et en même temps un temps lent, un temps dilaté.
Je crois que c’est ce temps-existence qui m’a transformé.

« Il n’y a pas une seule chose qui échappe au moment présent » Dogen


France culture
Les Nuits de France Culture, par Philippe Garbit

Oeuvres croisées - Christine Buci-Glucksmann et le Japon pour son livre Esthétique du temps au Japon, du zen au virtuel (2001), 15 mars 2018



note du 22 avril 2018

Des espaces banals, des espaces exaspérants parce que saturés de gens, où la frénésie vient me frotter,
des espaces où la beauté s'infiltre parfois jusqu'à troubler ma respiration, des espaces qui relient d'autres temps




Le Beau est capable de me couper de la vie, de me protéger contre la vie.
Cerné de partout par la Beauté, quel moyen de tendre les bras vers la vie ?
Toucher d'une main l'éternité, de l'autre la vie, est une impossibilité.

Le Pavillon d’Or, Yukio Mishima






Depuis quelques années j’ai ce texte imprimé plié sur ma table. Je crois qu’il a fait croitre mon attirance vers le Japon. Cependant, me retiennent certaines questions, comme une inimitié, à l’égard du statut de la femme notamment : mélange de désirs et de répulsion.
Je n’ai pas forcé mon intérêt vers cette culture. Mais dès avant mon départ, mon travail m’y portait. De belles rencontres, déjà.
Y être… un peu. Il me fallait aller vers et contre.

Avertissement (de Chris Marker) au lecteur

Le texte ne commente pas plus les images que les images n’illustrent le texte. Ce sont deux séries de séquences à qui il arrive bien évidemment de se croiser et de se faire signe, mais qu’il serait inutilement fatigant d’essayer de confronter. Qu’on veuille donc bien les prendre dans le désordre, la simplicité et le dédoublement, comme il convient de prendre toute chose au Japon.

Inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître. Une fois dépassées les idées reçues, une fois contournée l’idée reçue de prendre le contre-pied des idées reçues, mathématiquement les chances sont les mêmes pour tous, et que de temps gagné. Se fier aux apparences, confondre sciemment le décor avec la pièce, ne jamais s’inquiéter de comprendre, être làdasein — et tout vous sera donné par surcroît. Enfin, un peu.

Mais ce que la tête n’est pas sûre de savoir énoncer, ta peau l’a ressenti plus d’une fois. Comme s’il y avait toujours, à l’horizon de tout événement, de toute action, ne disons pas un au-delà, ce serait trop métaphysique, plutôt un entre-deux, qui ne doit pas être loin du je-ne-sais-quoi de Jankelevitch. Comme si, l’hymne à la machine bien clamé, les verrous sociaux bien vissés (et Dieu sait s’ils le sont), il restait encore une place à remplir, une plus-value de l’esprit. Alors cet entre-deux, cet entre-chat-et-loup, cet innommé réparti entre les huit cent huit dieux qui ont la garde du troupeau des rêves, on ne sait pas trop quoi en faire, on ne sait pas bien comment s’adresser à lui, mais du moins on peut être poli. D’où la politesse à l’égard des ancêtres, d’où la politesse envers les bêtes (ces innombrables fêtes de réconciliation — avec les oiseaux, quand les danseuses de l’Awa Odori dans Koenji les appellent poliment par leur nom — avec les poissons, quand les hommes de Morosaki au sud de Nagoya les prient de se laisser poliment pêcher), d’où au cœur de cette société aussi impitoyable qu’une autre, un respect d’autrui qui coexiste paisiblement avec la course de rats. Finalement, la civilisation matérialiste du Japon est peut-être obsédée par l’esprit de la même façon que la civilisation chrétienne l’est par la chair. A travers ses ancêtres, ses dieux, ses bêtes et ses esprits au pluriel, envers du décor si parfaitement agencé qu’on finit obligatoirement par s’interroger sur l’envers de cet envers, c’est peut-être bien l’esprit lui-même, cette abomination spiritualiste si justement dénoncée par toute la pensée moderne, qui est présent et qui enracine tout. Un Japon peut en cacher un autre. Faut-il se demander quel Japon se fait passer pour l’autre ? Ne le demandez surtout pas à un Japonais. Rien ne l’agace et ne l’horrifie autant que ces questions occidentales tranchées : oui, non, l’un, l’autre, le tiers exclu. Ne lui tendez pas le reptile de la certitude : tout son être se révulse à l’idée d’y toucher. Laissez-le à sa tranquille schizophrénie, à sa façon de voir en toute chose son contraire, et plus vivement ressentie la chose, plus impérativement convoqué le contraire qui court à sa rencontre comme l’ombre de King Kong sur l’asphalte de Manhattan. Regardez-le plutôt quand il se déguise en son ancêtre. Toi, tu n’y crois pas à ce Japon américain, tu penses que le Japonais est un guerrier qui s’est fait un bouclier avec un miroir. Et que le “vrai Japon”, comme disent les magazines, n’apparaît que par mégarde, dans l’entre-deux, quand une interviewée de la télévision, à la question “que souhaitez-vous ?” fait cette réponse qui laisse loin derrière elle tous les mots de stoïciens avec lesquels on a bassiné notre jeunesse : “Que ma mort dérange le moins possible.”

Mon pays imaginaire, que j’ai peuplé des mythes qui remontent à mon enfance, quand je lisais Flash Gordon et que l’Utopie, pour moi, c’étaient de grandes villes rutilantes, parcourues d’avenues surélevées où des gens un peu chats, un peu Asiates, allaient et venaient sans cesse Mon pays où des Asiates un peu chats jouent au base-ball devant des éléphants en cage, où les villes souterraines sont rafraîchies par des fontaines bordées d’un clavier de dames pleines et de dames creuses. Un enregistrement d’oiseau monté en boucle rappelle que, sept étages au-dessus, les oiseaux existent peut-être. Mon pays où personne ne démêlera jamais les vélos emmêlés, où l’écrivain public ne recevra jamais une réponse d’Alain Delon, où le message confié par le cerf de Nara ne sera jamais transmis, où les gentils gauchistes de Narita n’arriveront pas plus que les autres à faire de leurs catacombes des cathédrales — mais où peut-être O Inari, l’honorable renard, qui a son temple entre beaucoup d’autres lieux au sommet du grand magasin Mitsukoshi, protégera la dame qui est venue le prier en faisant ses courses—où peut-être l’accordéoniste arrivera au bout de sa chanson italienne pendant la cérémonie du thé — où peut être la flèche arrivera au bout de sa course mais là, ça n’a plus aucune importance. Tout est dans le geste du tireur. La flèche n’a pas plus de but que n’en a la vie : ce qui compte c’est la politesse envers l’arc. Telles sont les choses de mon pays, mon pays imaginé, mon pays que j’ai totalement inventé, totalement investi, mon pays qui me dépasse au point de n’être plus lui-même que dans ce dépaysement. Mon dépays.

Le dépays, Chris Marker



Nagasaki 長崎市


2.  son / silence 



rêve du 13 mai 2018

Son silence, un hangar
une fille danse, trois maisons



note du 22 avril  2018

Marche vers Anaka,
maisons basses, silence, d'où vient cet extrême silence ?



Le calme qui baigne la plupart des rues où s'avancent silencieusement des voitures hybrides au milieu d'un habitat presque anarchique.
Des étonnants silences.
Travelling, Tanjguy Viel



Voix d’hommes — Chambre, Kyoto, 5’41
Un matin j’entends des voix d’hommes. Un homme lance un cri, un chant. Un autre entonne le même chant, sur une autre tonalité. Puis une troisième voix vient se superposer, s’accorder ; ensemble ils créent un canon. Les voix m’encerclent, s’éloignent et laissent place aux sons environnants : les oiseaux, la rumeur de la ville, des voitures, des alarmes, le vent... Longtemps on entend ces voix, j’enregistre jusqu’à leur disparition. Après encore elles semblent résonner.
(Ces voix, je l’apprendrai après, sont celles de mendiants qui annoncent leur venue)


note du 29 mars 2018

Son des voix d’hommes qui appellent et se répondent

Ce matin
Ce soir




Des temps contemporains pourraient sembler très anciens, des temps anciens très contemporains pour le spectateur, il y a des va-et-vient dans la mémoire dans des temps très différent.

France culture
Par les temps qui courent, par Marie Richeux

Akaji Marô : "Montrer son corps, c'est une manière de faire une offrande",
1er décembre 2017





Souvent le silence. Et la puissance des sons.

Il y a le chant des cigales. Il apparaît un jour précis au printemps, en fonction de la température atteinte et monte en intensité jusqu’à devenir parfois assourdissant, s’accorde toujours avec les températures, commence à une heure précise à l’aube, une cigale puis une autre, puis par centaines. Leurs chants s’interrompent et reprennent, se tuilent, comme s’il fallait toujours tenir le chant.
Les mâles produisent cette musique, après avoir vécu jusqu’à 7 ans sous terre, leur chant comme leur vie durera le temps d’une saison. C’est leur corps vide qui sert de caisse de résonance.

Les nombreux corbeaux, alarmes et petites musiques de véhicules publicitaires, des ritournelles qui se déclenchent à notre passage dans la rue, des voix enregistrées et celles des chauffeurs qui rythment les déplacements en bus…
On entend parfois le bruit de l’air.
De longs échanges entre des passants qui entremêlent phrasés et exclamations.
Des voix, celles d’hommes, entre un appel et un chant, à trois reprises j’entendrai ces voix, celles de prières et de rituels…
Dans les transports les gens sont silencieux.

La langue est rythmée d’onomatopées, des paroles semblent reprises d’une personne à une autre, je l’écoute comme une musique.



note du 29 avril 2018

En longeant le canal Takasegawa je m’arrête pour regarder deux femmes discuter, chacune d’elles tient ses mains liées dans le dos, leurs corps s’inclinent de concert et j’ai l’impression que des mots ou sonorités sont repris d’une bouche à l’autre ; quelque chose d’un chant des oiseaux qui se répondent et s’accordent, des sons répétés, estompés, tuilés…



Les sons que j’entendais quand j’étais petit n’ont rien à voir avec ceux d’aujourd’hui. D’abord, à cette époque, on ne trouvait pas de sons d’origine électrique. Même les phonographes étaient encore mécaniques, tous les sons étaient naturels, et parmi ces sons naturels, il y en a qui ont disparu pour toujours. Je vais essayer de m’en rappeler quelques uns.

Le «boum» retentissant de midi : c’était le son du canon dans la caserne Kudan Ushi-ga-fuchi. Tous les jours, à midi tapant, ils tiraient un coup à blanc.
La cloche d’alarme pour les incendies, les cliquettes de bois du pompier. Le son de sa voix, et les roulements de tambour quand il informait le voisinage du lieu du sinistre.
Le clairon du marchand de tofu. Le sifflet du réparateur de pipes à tabac. Le bruit de la serrure sur le présentoir du marchand de sucre candi. Les tintements de « clochettes de bois » que vendait un marchand. Les roulements de tambours de l’homme qui réparait les lanières de socques de bois. Les clochettes des moines itinérants chantant leurs sutras. Le tambour du marchand de bonbons. La cloche de la voiture de pompiers. Le gros tambour dont on jour pour la « danse du lion ». Le tambour du montreur de singes. Le tambour pour les services religieux. Le marchand de coquillages. Le marchand de Natto. Le marchand de poivre de Cayenne. Le marchand de poissons rouges. L’homme qui vendait des piquets en bambou pour tenir les cordes à linge. Le marchand de jeunes plants. Le marchand de nouilles la nuit. Le marchand d’Oden (bouillon et boulettes de pâtes). Le marchand de patates douces cuites. Le rémouleur. Le rétameur. Le marchand de belles–de–jour. Le marchand de poisson. Le vendeur de sardines. Le marchand de haricots bouillis. Le marchand d’insectes qui criait «magotaros !». Le ronflement du cerf-volant. Le bruit des raquettes frappant le volant. Les chansons qu’on chantait en jouant à la balle. Les chansons d’enfants.

Tous ces sons disparus sont indissociables de mes souvenirs d’enfance, et tous, ils sont en rapport avec les saisons. Ils sont froids ou chauds, brûlants ou frais. Et ils sont associés à différentes nuances de sentiments. Il y a des sons heureux, des sons solitaires, des sons tristes, et des sons de peur. Je déteste les incendies et les sons de l’alerte d’incendie. La voix et le tambour du pompier criant le lieu du sinistre sont des sons, pour moi, synonymes de terreur. « Bong, bong, incendie dans la circonscription de Kanda, Jinbocho.» Quand j’entendais ces bruits, je me terrais sous mes couvertures et j’essayais de me faire tout petit.

Sur les sons d’une époque, Akira Kurosawa





Je reste longtemps à enregistrer les sons, en premier lieu depuis ma chambre.

Différents plans du proche au lointain s’entremêlent, invitent l’activité des hommes, la rumeur de la ville, des voix plus distinctes et toujours la nature très présente.

Des présences humaines et non-humaines, des pas, des oiseaux, les cigales, les corbeaux, et en arrière plan des mélodies répétitives et un peu agaçantes, des hélicoptères, des matchs de baseball le dimanche, les salutations quotidiennes de deux vieilles dames dans la ruelle, le vent dans les arbres, la réfection du mur en face, la pluie, parfois des gongs au loin à l’aube, un chien.
J’écoute les intensités différentes en fonction des heures et des températures.




note du 13 mars 2018

Onomichi, des voies ferrées en contrebas de la ville, des vêtements tendus sur des tiges horizontales
Pensé à des images de films d'Ozu





La ville est bâtie sur des pentes, en bas le port ouvre sur un paysage industriel, des grues et les îles de la mer intérieure de Seto, en haut des 380 marches les temples Saikokuji, Senko-ji, parmis d’autres.
Une remontée mécanique semble reléguée «hors saison».
De très longs trains faits de wagons anciens multicolores traversent la ville.
Aux passages à niveaux de multiples signalétiques, les barrières fragiles s’abaissent quand le signal sonore retenti.
Les rues plutôt désertes, quelques présences discrètes ou silencieuses, comme en état d’attente.
Tout confère une ambiance mystérieuse à cette ville, la sensation d’un voyage en des temps à la fois passés et actuels.
Comme quand j’écoute les sons au Japon, c’est un voyage à travers des temps enchevêtrés.





Le silence dans le cinéma d’Ozu.

Le silence conçu non pas négativement comme absence de parole ou de son, mais positivement comme polyphonie des sens et du sens, constitue une sorte de passerelle et de lien essentiel entre pensée, émotion, langage et action.

Ce n’est pas un hasard si, à l’époque où je découvrais le Japon sans en connaître encore la langue, je suis devenu attentif à des éléments ne relevant pas du discours. J’étais moi-même devenu semblable au cinéma muet, devant chercher, dans le silence et sans le secours du langage, mes moyens d’expression.

Le silence n’est pas un objet aux contours assignables, mais une dimension, un espace partagé, un lieu d’enchevêtrement, de rencontre entre plusieurs types d’attention et d’activité.

Si le silence est un passeur, un dénominateur commun suscitant transversalité, enchevêtrement et commensurabilité, que dire du corps, véritable lieu de production et de rencontre de toutes les activités humaines ?
Le corps est un support d’universalité irremplaçable en ce qu’il permet la coexistence de l’ensemble des domaines issus de la pensée et de l’action humaine au sein d’un même «lieu».
C’est d’abord dans mon silence que j’ai rencontré, du dedans, un certain silence japonais ;
c’est par mon corps que j’ai rencontré une certaine culture du corps japonaise.

Pensées du corps, Basile Doganis Basile Doganis, docteur en philosophie, écrivain et réalisateur, étudie les pratiques du corps au Japon.




note du 13 avril 2018

La vie ça fait du bruit, alors le silence des fois...

un silence en moi
        Ce silence
                cri croit creuse
            fuit cherche sens
                        vibre sombre éclaire

espère, aspire, attend 




Portrait silencieux


II    rencontre(s) / écriture



rêve du 14 juillet 2018

Assise au milieu d’une rue je regarde les gens passer




1.   gens dans la rue / langage / questions / attente / onomatopées / étrangeté


Caisses bleues sur Onmae-dori - お名前, Kyoto


Note du 16 mars 2018

Nagasaki

A 50 mn en bus du centre ville, aux rives ouest du Japon, un port de pêche, un Japon extrêmement pauvre, je croise des corps abîmés, des visages marqués.
Des cabanes de pêcheur, lieux de récupération et d'accumulation de fortune de choses misérables, et pourtant si consciencieusement agencées.

Une vieille femme me regarde de l'autre côté de la chaussée, se met à me parler, je ne comprends pas, retire ma capuche, elle fait un grand Ohhh! de tout son visage fripé en découvrant mes cheveux, je lui dis "nihongo wakarimasen" (je ne comprends pas le japonais), elle approuve de la tête et continue de m'entretenir vivement.





La vérité ne peut pas se transmettre par la parole, la vérité existe dans le vide entre les paroles, entre les lignes.
Les japonais ne sont pas ceux que vous croyez, Hidéo Kamata



Note du 26 mars

Immigration office, ambiance grise et studieuse. L’espace est optimisé de bureaux entrecroisés, parallèles et perpendiculaires au comptoir, les tenues sont austères et l’accueil solennel. L’anglais n‘est pas de rigueur, il faut parler lentement et pour chacune de mes phrases l’officier d’accueil a recours à google translate, même si son vocabulaire nous permettrait de se comprendre. Toute question de ma part est écartée d’un battement de main devant son visage, il faut suivre une à une les étapes de la procédure.



(Une femme japonaise parle)
Au Japon la vision est différente, la langue est différente, c’est comme si inconscient de conscient.
Verbe c’est tout à fait différent, en français c’est toujours avant, au Japon c’est toujours à la fin.
On n’est pas facilement accès de parole.
Sensation par rapport à la langue, comment ça construit le corps, la langue construit le corps.
Entre français vous montrez facilement chez soi, vous arrivez plus à catégoriser cette personne, moi et toi.
Au Japon centre c’est la gare, la ville développée autour de la gare.
Nous on est pays du Wa, cette notion de penser ça de nous exagère sur la vie, ne pas parler de notre vie, ne pas parler des autres.
Au Japon ça change tout le temps, une chose il y avait année dernière cette année il n’y a pas.

France culture
Création on air, par Irène Omélianenko

Torii, la porte du moi, 

16 février 2017

Une création de Paul Ramage et Vincent Laubeuf
Un double carnet de voyage du Japon, impressions fugitives, perceptions, fragments de sensations, évocations…




note du 26 mars 2018

Devant le temple Kurodani des enfants jouent, l’un est face à un mur et lance avec exaltation des mots, ses mains battent le rythme des sonorités et l’excitation monte, les autres marchent, courent un instant, s’immobilisent et progressent dans leur pas dès que le décompte a repris…

Je ne connais pas la langue mais ce sont les mêmes intonations, la même excitation palpable. Ils jouent à 1, 2, 3 Soleil !



note du 27 mars 2018

Sherry vit à Kyoto depuis 30 ans, elle me dit qu'elle est comme un arbre dans son jardin 






Entre novembre 2018 et janvier 2019, je vais voir plusieurs films de Naomi Kawase, à l’occasion de sa rétrospective au Centre Pompidou.

Dans ses premiers films je ressens une urgence presque vitale à capter le réel. Des images parfois fragiles mais animées du souffle de sa présence en mouvement. La sensation que son regard trouve lieu, que sa pensée se déroule en images sous nos yeux.
Comme dans les films d’Alain Cavalier, le corps et la voix de la réalisatrice sont très présents en arrière plan, il y a quelque chose d’un journal en train de s’écrire, une intimité qui s’ouvre et qui va au contact de l’autre en même temps.

Dans Mémoire du vent - 26 décembre 1995, à Shibuya, elle aborde les passants (une cireuse de chaussures, de jeunes étudiants…) en leur demandant d’échanger avec elle un objet et de la laisser filmer leur brève rencontre.
Les portraits de personnes de tous âges et de tous milieux se succèdent, les objets passent des uns aux autres par son intermédiaire.
Elle met en place un protocole pour aller à leur rencontre et, à la fin de chaque rencontre, se demande « que deviendront ils ? qu’adviendra-t-il de leur vie ? ». Elle ne le sait pas, nous ne le savons pas.

Dans Étreinte / dans ses bras (1992), à 23 ans, elle mène une enquête d’abord parmi ses proches, puis en sillonnant les lieux, à la recherche de son père.
Elle filme des gens dans leur quotidien, des actions simples, ces scènes sont ponctuées de plans de natures mortes, de paysages, de ciels…
Dans Le pays boisé (1997), elle rencontre des personnes âgées et souvent solitaires dans l’arrière-pays de Nara, une région de montagnes et de forêts.

Je retrouve quelque chose des mes déambulations à travers les lieux et les rencontres, une quête des mouvements de l’autre (mouvements physiques et mouvements de l’âme).
Mon langage limité au Japon fait que les rencontres ont plutôt lieu par des gestes, des regards, des échanges d’exclamations que par les mots.
Parfois cela permet d’inventer, de retrouver quelque chose de l’ordre du jeu.




Ses films sont un hommage permanent à la nature, "personnage" à part entière.
Elle en explore les faces à la fois bienveillantes et menaçantes, les liens intimes avec l'être humain, les aspects divins...
Son cinéma est aussi un plaidoyer pour le mariage entre tradition et modernité.
Dans le Japon actuel, la course au progrès a provoqué une absence de lien social, le progrès doit être aussi humain.
Ses films mettent en valeur le vivre ensemble, la communauté.
Reconnaitre les différences et les aimer comme les ressemblances.


France culture
Hors champs, par Laure Adler

Naomi Kawase, réalistarice ,

22 octobre 2014




note du 26 mars 2018

Aujourd’hui il y avait les cerisiers
les rituels dans les temples
ceux qui regardent pendant que les enfants courent
ceux qui s'arrêtent ou sont arrêtés
ceux qui fleurissent malgré tout
ceux qui existent à l'ombre des grands

Je ne sais pas ce qu'était cette cérémonie, je me sens si bête à ne pas pouvoir parler avec les gens, en même temps il y a quelque chose d'agréable à ne pas comprendre et par instants des échanges ont lieu autrement.

C'était une cérémonie autour de petites filles, chacune assise devant sa mère, face au temple. A la fin elles se sont retournées, toutes avaient le visage grave, sauf une qui avait un sourire éclatant. Les mères ont suivi les enfants pour sortir de la place et j'ai reconnu la mère qui avait ce même sourire de tout le visage.




Percevoir la différence, l’inconcevable, défaire notre «réel», découvrir des positions inouïes du sujet dans l’énonciation.
En japonais le sujet s’avance dans l’énonciation à travers des précautions, des reprises, des retards et des insistances dont le volume final fait précisément du sujet une grande enveloppe vide de la parole.
Le japonais, dit-on, énonce des impressions, non des constats, une manière de dilution, d’hémorragie du sujet dans un langage parcellé, particulé, diffracté jusqu’au vide.
Le japonais distingue l’animé de l’inanimé.

La masse nourrissante d’une langue inconnue constitue une protection délicieuse, enveloppe l’étranger.
La langue inconnue, dont je saisis pourtant la respiration, l’aération émotive, la pure signifiance, forme autour de moi, au fur et à mesure que je me déplace un léger vertige qui ne s’accomplit que pour moi : je vis dans l’interstice, débarrassé de tout sens plein.
L’empire des signes, Roland Barthes








note du 27 mars 2018

Misao tient un restaurant confidentiel au sein de sa maison.
J'ai été chez Misao sur les indications d'Ana, « de la station Demachiyanagi, quand tu as la rivière dans ton dos, vas tout droit, tourne à droite… ». A l’entrée il est écrit la maison du bonheur. J’ai fait coulisser la porte, retiré mes chaussures, monté trois marches, entrouvert le rideau, on m'a fait assoir à la grande table partagée.

La question du vélo a soulevé des discussions longues et mouvementées entre les uns et les autres. A la fin du repas Misao me raccompagne à la porte, on se salue…




Cette politesse est un certain exercice de vide. Deux corps s’inclinent très bas l’un devant l’autre selon des degrés de profondeur subtilement codés.
Une forme graphique (inscrite dans l’espace de la pièce) est de la sorte donnée à l’acte d’échange.
L’empire des signes, Roland Barthes






Quand je pose une question à l’université ou ailleurs, que ce soit un véritable enjeu de cuisson de céramique comme pour acheter des cartons, cela peut déclencher des conversations interminables.
En général on finit par oublier ma présence, ou bien que je ne parle pas japonais.
Je reste là debout.
J’écoute les mots, les sonorités, j’observe les corps, les gestes.

Dans le corps de l’attente j’expérimente d’autres temporalités.
Et une attention parfois flottante mais nouvelle.




Les rapports quotidiens et la production de l’espace, la manière de le sentir et de le vivre ne semblent qu’une invocation constante d’un non-dit fondamental.
Tendance générale à y médiatiser toutes les relations de l’homme au monde et à lui-même.
Abondance des onomatopées. Ingérence du naturel dans la relation sujet/action : adaptabilité du moi pour se conformer à l’interlocuteur et au lieu. Recours à la métaphore et à l’imitation.
Vivre l’espace au Japon, Augustin Berque



Quand on vient au Japon en touriste, on ne voit pas la dimension politique des choses.
Cette gentillesse vis-à-vis des occidentaux fait partie de l’ensemble culturel.
Ce qui prévaut, c’est la conception naturaliste : la société, confondue avec la nature, est toujours là. Ici c’est la société qui précède l’homme. Nous ne pouvons rien y changer. D’où peut-être notre indifférence à la chose publique.
Notre passivité s’explique aussi par notre langue qui nous empêche d’évoluer. Bien sûr, on pourrait se demander si c’est la langue qui façonne la société, ou si c’est au contraire la société qui configure la langue.
Au Japon, la langue empêche les individus de se poser horizontalement les uns par rapport aux autres.
En fonction de votre âge, de votre sexe, de votre position sociale, je vous parle différemment : je n’emploie pas les mêmes mots, je construis ma phrase différemment et du coup, je deviens constamment dissemblable à moi-même.
Notre «moi» ne précède pas les relations, il se module, change sans cesse de forme en fonction de l’interlocuteur, inférieur ou supérieur.
Le système de domination/soumission est comme l’air qu’on respire.
Qu’est-ce qui vous étonne le plus chez vous ?
La douceur de vivre !
La Conscience professionnelle, le sens du devoir, le respect des règles prescrites font que la vie quotidienne marche comme sur des roulettes, sans frustration. Mais il ne faut pas perdre de vue le fait que tous ces aspects « positifs » sont informés, inspirés, déterminés par la culture politique.
Entretien avec Akira Mizubayashi, Le Nouvel Observateur, avril 2019





note du 4 juillet 2018

Sur le chemin de l'université, le temps est chaud et humide.
Je lève les yeux vers le ciel, beau, chargé de nuages, et vers la végétation foisonnante, d’un vert lumineux autour, je me dis qu'il est bon de regarder le ciel !
À ce moment précis je suis doublée par un jeune homme qui marche en tenant fermement son parapluie très proche au-dessus de sa tête, ses pieds rasant le sol comme pour avancer plus vite et ne rien voir au dessus de sa tête.
Un peu sidérée en le regardant s'éloigner devant moi, je remarque que son parapluie est noir à l'intérieur, mais blanc au dessus, d'un blanc très lumineux.





2.   raconter / écrire / confondre / textes - images / constellations



rêve du 23 juin 2018

J’avais adopté une robe en peau de bête il y a des années,
elle accompagne mes mouvements




Gare de Shinagawa — 品川駅, Shinagawa-eki





Le 1er mars j’ai écrit :
Il y a un an, demain à l’aube, je partais au Japon.

Vouloir partir c’est peut-être vouloir se perdre.
Annie Ernaux



J’ai étudié le japonais avant de partir, mais dès l’arrivée j’oublie les mots. Tout semble nouveau autour, tous les sens à l’écoute, décuplés. Percevoir, sentir, écouter, rester muette, attentive... J’ai besoin d’abord d’entendre sans comprendre.

Quand je commence l’apprentissage de la céramique une autre forme de compréhension a lieu, plus intuitive, les gestes sont perçus par le corps dans une forme de reconnaissance.


L’écriture est en somme, à sa manière, un satori : le satori (l’événement zen) est un séisme plus ou moins fort qui fait vaciller la connaissance, le sujet : il opère un vide de parole.
Et c’est aussi un vide de parole qui constitue l’écriture ; c’est de ce vide que partent les traits dont le zen, dans l’exemption de tout sens, écrit les jardins, les gestes, les maisons, les bouquets, les visages, la violence.
Roland Barthes


Chaque jour, j’écris, ou pose des mots, presque chaque jour, sur des choses que je vois, qui me traversent, auquelles je songe…
Tenter de décrire des images que j’ai vues, que je continue de voir, ou d’imaginer peut-être.
Tenter de restituer des gestes, des instants fragiles.


Quant à toi, Éliane, tu ajoutes : Regarde bien Kyoto pour moi, j’en ai l’ennui. Toi ? Toi qui t’y sentis si souvent étrangère, exilée et perdue. Étonnante alchimie du souvenir!
La même qui transforme nos morts en ombres inoffensives et chères. Maintenant que tout ce qui te pesait ici, que la légère odeur de deuil qui flotte parmi tant d’autres est tenue à distance, tu tires du vivier de ta mémoire les images qui te plaisent et tu les enlumines patiemment en levant parfois les yeux sur les prés verts d’Europe. Et c’est ainsi que les livres s’écrivent.
J’aurai moi aussi bientôt l’ennui de cette ville, parce qu’elle est unique, admirable… et que j’y ai vécu.
Chronique japonaise, Nicolas Bouvier


Je danse parce que je me méfie des mots.


Trois fois rien, la vie dans son allant, ses petits riens, ses étincelles comme des éclairs ponctuels, ses inquiétudes discrètes…
À chaque nuit, son (ou ses) rêve(s). Au rév
eil, le souvenir s’évapore et on n’en retient que quelques bribes. Par exemple : “la vie, c’est à la fois trois fois rien et mille fois tout.”
Mille fois tout, passer de longues années au crépuscule de sa vie à tenter de matérialiser, en noircissant des milliers de pages, ce qui s’agite dans notre tête (Philip K. Dick).
Donner vie par l’écriture à celles et à ceux qui passent ou auraient pu passer dans le champ de notre regard : les vivants comme les morts, dans ce terrain vague qui est aussi bien le monde (Alan Moore). Que l’on explore les confins de l’univers ou que l’on se concentre sur un petit quartier de banlieue déshéritée, une vie entière ne suffirait pas à noter la complexité de ce que nous percevons – ou imaginons.

France culture
Création on air par Irène Omélianenko

Trois fois rien,

10 janvier 2018 — 
Mille fois tout,
17 janvier 2018



note du 23 décembre 2018

Je m’élance avec patience



Je me disais : moi aussi, il faut que je raconte. Vivre ou raconter, a dit quelqu’un. Mais non : raconter, ce n’est pas le contraire de vivre. On ne brise pas l’élan de ce qu’on vit en le racontant.
Au contraire, ce qu’on raconte décuple l’élan. Je veux bien, moi aussi, comme Ulysse, me perdre en chemin, m’égarer dans les bordures d’ombre.
Raconter, me disais-je, fait partie du chemin : raconter élargit l’aventure et l’ouvre à tous les chemins.
Cercle, Yannick Haenel


Notes au quotidien, rêves, correspondances, réminiscences, sons, images, références.
Mettre à côté mes mots et ceux que je reçois d’autres, ceux des autres viennent faire écho, me percuter parfois


Elles sont toutes fausses, délicieusement fausses, ces constellations ! Elles unissent, dans une même figure, des astres totalement étrangers.
Entre des points réels, entre des étoiles isolées comme des diamants solitaires, le rêve constellant tire des lignes imaginaires.
L'Air et les Songes - Essai sur l'imagination du mouvement, Gaston Bachelard



Ecrire comme dessiner ?
Tenter de formuler une image, s’étonner parfois de la voir apparaître. Réveiller ce qui est tapi dans l’ombre.


Sans le poids des mots qui « soulagent la mémoire », chaque nuit nouvelle serait pour nous une rêverie nouvelle, une cosmogonie renouvelée.
Le psychisme doit trouver l'équilibre entre l'imaginé et le connu. L'imagination est une force première. Elle doit naître dans la solitude de l'être imaginant.
L'image littéraire ne vient pas habiller une image nue, ne vient pas donner la parole à une image muette. L'imagination, en nous, parle, nos rêves parlent, nos pensées parlent.
Toute activité humaine désire parler. Quand cette parole prend conscience de soi, alors l'activité humaine désire écrire, c'est-à-dire agencer les rêves et les pensées.
La Poétique de la rêverie, Gaston Bachelard




Je crois que mes écrits sont des images que je tente de décrire.
J’écris sur la re-convocation de l’étonnement face à des gestes, des attitudes de corps rencontrés au Japon, cherchant à entrevoir ce qui m’a saisi.
Je travaillais depuis longtemps sur l’absence de corps, ou la présence se manifestant à travers l’absence, notamment au sein de vêtements trouvés, à travers les traces, les empreintes, ou quelque chose de plus immatériel.
Là où beaucoup me semblaient absents de leur corps en arrivant au Japon, j’ai rencontré au cours de mon séjour des présences qui s’imposent.


Il faut confondre ce qui ne peut pas être confondu, juste pour pouvoir raisonner.
Jean-Luc Godard


En allumant la radio, des mots font échos, souvent cette sensation d’entendre mes pensées formulées dans la voix d’un autre,
même quand il s’agit d’un tout autre sujet, une émission scientifique par exemple.


Cette curieuse sensation que j’aurais toujours eue, que tous les vivants étaient les vestiges de ceux qui précédaient, qu’aucun ne pouvait s’attribuer une identité personnelle née avec lui-même, mais qu’au contraire on était forcément fruit de la scène précédente, fruit des parents, des grands-parents, de ceux qui étaient morts, ceux qui n’étaient pas venus...
Le printemps lui-même est une ruine de jadis.
L'Origine de la danse, Pascal Quignard



Je mets des mots d’autres dans mes cahiers, dans ma tête et dans ces pages.
J’espère qu’en se mélangeant quelque chose apparaisse.


L’artiste agit à la façon d’un être médiumnique qui, du labyrinthe par-delà le temps et l’espace, cherche son chemin vers une clairière.
Pendant l’acte de création, l’artiste va de l’intention à la réalisation en passant par une chaîne de réactions totalement subjectives.
La lutte vers la réalisation est une série d’efforts, de douleurs, de satisfactions, de refus, de décisions qui ne peuvent ni ne doivent être pleinement conscients, du moins sur le plan esthétique.
Le résultat de cette lutte est une différence entre l’intention et sa réalisation, différence dont l’artiste n’est nullement conscient.
Conférence l’artiste irresponsable, Le processus créatif, Marcel Duchamp



Les mots sont très mouvants, comme des vêtements que je dois choisir.


Le haïku est une forme de poésie née au Japon au XVe siècle, une des formes de poésie les plus courtes au monde. 
C’est une manière de décrire des événements, des choses qui se passent, en même temps ce moment doit être empreint d’éternité.
Dans le bouddhisme, on considère que tout est inconstant, tous est flux, c’est parce qu’il y a ce flux que les choses deviennent belles, dans la fragilité du monde et dans sa beauté.

France culture
Carnet Nomade par Colette Fellous

Je vous écris de Kyoto ,
10 août 2013



J’efface des mots pour faire de la place, mais ça laisse des traces.
Ou bien je rature, il faut raturer plusieurs fois pour que le mot ne soit plus lisible, ça fait du noir à la place.
Dans les cahiers j’écris au crayon papier, je me demande si les mots vont s’effacer.


46. Choses contrariantes
On envoie soi-même un poème à quelqu’un, ou bien on répond par une poésie à celle qu’un autre vous adressa, puis, après que l’on a écrit et envoyé ces vers, on pense à corriger un ou deux mots. On a cousu quelque chose à la hâte, on croit avoir fini; mais quand on tire le fil de l’aiguille, on s’aperçoit qu’on n’avait pas noué, en commençant, le bout du fil.
C’est, aussi, bien contrariant quand on a cousu un morceau en le mettant à l’envers.
Notes de chevet, Sei Shônagon



Au terme de chaque cahier, je ferme le cahier, et le range dans un placard ou sur une étagère.



Je continue à écrire toujours la même chose, je continue à faire des bribes, et parfois, ces formes fragmentaires de récits sont difficiles à terminer.
Tant que le temps ne s’arrête pas, on peut continuer à accumuler des bribes.
Cette bataille avec les mots, trouver le mot, se poser la question de savoir s’il décrit bien la chose.
J’utilise les mots pour ne pas me casser la figure, pour ne pas me perdre et pour avoir une prise sur le réel. En fait, ce contre quoi je me cogne, c’est aussi le langage.

France culture
Par les temps qui courent, par Marie Richeux

Colette Mazabrard, Face à une langue qui se dérobe, il faut réapprendre ,
16 avril 2019






Les mots sont comme des indicateurs de temps, et une manière de s’égarer dans le temps.


Toute question est une question d’emploi du temps.
Georges Bataille






Agendas
 
Essayer encore, rater encore, rater mieux.
Premier amour, Samuel Beckett


 

III    déplacement / lieux / vides




1.   plans / paysages / vues du train /  regarder / voir / errance




Paysages vus du train.

Sur la ligne du Shinkansen les villes se succèdent, la nature se fait rare, la mer à l’horizon.
Pylônes électriques, fils, noeuds, signes, entremêlements, croisements, sièges vides sur les quais de gare, paysages industriels...
Gares de Shinagawa, Yokohama, Odawara, Atami, Mishima, Shin-Fuji, Shizuoka, Kakegawa, Hamamatsu, Toyomatsu, Mikawa-anjo, Nagoya, Gifu-hashima, Maibara, Kyoto, Shin-Osaka, Kobe, Nishi-akashi, Himeji, Aioi, Okayama...



Le Japon ne promet pas les déserts ni les immensités. Le Japon a signé un pacte clair avec son territoire et se ressemble à peu près partout  : archipel de moyennes montagnes qui tombent dans la mer et ménagent quelques larges plaines et rivages urbanisés, hors du grand spectacle et de la variété, au point que, passé la curiosité des premiers regards, on peut serpenter dans le silence de ses vallées, lever les yeux sur les versants densément arborés de ses montagnes sans que le poème vraiment ne s'active - endormi, semble-t-il, sous la végétation, ouaté par sa discrète luxuriance.
Sobriété presque répétitive qu'on observe des fenêtres des Shinkansen.
Pourtant, quiconque vient de passer plusieurs jours dans ce pays le sait déjà : il y aura un moment où naîtra l'émotion. Il y aura un moment où se découvrira la grâce des lieux, comme dans ces endroits que les Japonais appellent leurs
« vues », sites plus ou moins célèbres où le panorama enfin prodigue ses largesses, sorte de point focal depuis lequel éprouver l'harmonie naturelle du monde.
Car le Japon est ainsi : il fabrique ses intensités par touches et ravissements soudains.
Tanguy Viel





rêve du 10 avril 2018

Sol instable, espace encombré, pièce en pente,
la pièce avec le lit de la grand-mère, notre chambre
Je l’ai trouvé dos à l’ouvrage à la table,
Le tissu recouvre la table

Est-ce que nous allons partir ?






Tous les signes émergeant de la ville, les Toyota cubiques et les passages à niveaux, l'abondance des fils électriques et les distributeurs de boissons, les bermudas bleus des enfants…
Toutes les tensions et structures qui organisent la vie japonaise sont une sorte de démenti à ce qu'on croit savoir de cette rigueur et de cet ordre japonais.
Tanguy Viel



Mibo

disait «on n’a pas besoin de voyager, on voyage si bien avec la télé».
C’était pour elle un émerveillement de découvrir des contrées inconnues.




relevé de la presse japonaise (Google traduction) du 7 juillet 2018

Lieu de naissance de feuilles de thé vert omniprésent Japon
Ce jour ensoleillé au début du mois de mai, je peux voir Mt. Fuji au loin






Bus — Dans un bus à Nagasaki, 17’38 / extrait 1’31
Son du déplacement, bruits du moteur.
On entend la diffusion d’une voix qui égrène les arrêts et la voix du chauffeur, rauque.
Pour chaque passager qui entre dans le bus, il formule des mots, des phrases, comme une litanie aux sonorités étranges.



Vues du train



En n’importe quel endroit de ce pays, il se produit une organisation spéciale de l’espace: voyageant, j’y perçois la conjonction d’un lointain et d’un morcellement, la juxtaposition de champs à la fois discontinus et ouverts :
nulle clôture et cependant je ne suis jamais assiégé par l’horizon.
L'Empire des signes, Roland Barthes



note du 18 mars 2018

Dans le train, s'attacher à certains détails quand les paysages défilent,
une veste d'homme suspendue dans l'embrasure d'une fenêtre d’habitation, le regard avide tourné vers notre train d'un petit garçon à l'arrière d'une voiture sur une route sinueuse longeant la voix ferrée.





Je songeais dans le train en revenant, au rien. Enfant j’ai souvent essayé de m’imaginer le rien, l’idée même m’avait inspiré là bas. Rien, ça ne pouvait pas exister cherchais-je à me persuader. Seul pouvait exister ce qui était là, le réel.

La réalité n’est guère une notion plus creuse et plus inutile dans le contexte du cinéma. Chacun sait par lui même ce que veut dire la perception de la réalité. On voit les autres, surtout ceux qu’on aime, et on voit les choses autour de soi, et on voit les villes et les paysages dans lesquels on vit. On voit aussi la mort, la mortalité des hommes et la fragilité des choses. On voit et on vit l’amour, la solitude, le bonheur, la tristesse, la peur.

Bref, chacun voit par lui seul la vie et chacun connaît par lui-même le décalage souvent ridicule entre ces expériences personnelles et les représentations au cinéma. On s’est tellement accoutumé à ce décalage et il nous semble tellement évident que le cinéma et la vie se sont éloignés que l’on retient son souffle et l’on tressaille si tout à coup sur un écran on découvre quelque chose de vrai, de réel. Que ce soit un oiseau qui traverse l’image, ou un nuage qui projette son ombre un moment, ou les gestes d’un enfant en arrière-plan. Il est devenu rare dans le cinéma d’aujourd’hui que de tels moments de vérité se produisent, que les hommes et les choses se montrent tels qu’ils soient.

C’était ça l’incroyable des films d’Ozu, ils étaient de tels moments de vérité. Non, pas seulement des moments, une vérité étendue qui se prolongeait de la première à la dernière image. Des films qui parlaient vraiment et constamment de la vie même, et dans lesquels les hommes mêmes, les choses mêmes, les villes et les paysages mêmes se révélaient. Une telle représentation de la réalité était là, n’existait plus au cinéma. Cela était une fois.
Wim Wenders


 Je recueille ces propos de Wim Wenders dans son film Tokyo Ga, à propos de Yasugiro Ozu.



note du 8 mars 2018

Des origamis multicolores ornent certains temples, des pédalos canards sur le lac Kawaguchi, Nikko et les jizôs face à la rivière, un car fantôme devant un hôtel fantôme, l’espace de la chambre se mesure en tatamis

Parler à des disparus, Mibo disait Oui ça peut sembler étrange, le sacré et la mort font ici tellement partie de la vie





Aujourd’hui encore, le pays le plus avancé en robotique et en intelligence artificielle reste un archipel des fantômes. Michael Ferrier

note du 13 mars 2018

70 km jusqu'à Imabari
Tout est déconcertant sur le chemin des îles de la mer intérieure,
de paysages industriels en petites exploitations paysannes précaires, de nature défigurée en chapelet d'îles très belles à l'horizon,
la plage sunset déserte, des maisons en tôle côtoyant des ponts d'une immensité presque sublime, un couple de pêcheurs âgés sur leur embarcation de fortune font bonjour de la main



note du 15 mars 2018

A la gare d'Hiroshima un homme trace un plan très détaillé à la main




La perception que les Japonais ont de la nature est celle d’un sujet allant de soi et non celle, fréquemment répandue en Occident, d’un objet devant être dominé.
Ainsi la nature inspire-t-elle un fort sentiment de respect et infuse maintes formes culturelles.

« L'effroyable catastrophe qui vient de frapper le Japon, le 11 mars 2011, un tremblement de terre ravageur, le plus puissant depuis 140 ans, suivi d'un tsunami meurtrier, qui a dévasté le littoral Pacifique sur 600 kilomètres, et a démantibulé, à tous risques, la centrale nucléaire de Fukushima, ces événements terribles ont maintenant quitté la première page des journaux. Ils sont pourtant loin, chacun le ressent, d'avoir épuisé leurs conséquences et ils appellent, avec le recul, une réflexion sur ce que la réaction d'un peuple blessé de pareille façon peut révéler quant à son originalité, ses réactions collectives, l'image enfin de lui-même qu'il entretient de génération en génération. »

Le Japon est devenu une puissance économique mais c’est au détriment de l’homme.
Sensibilité extrême à la nature et nature saccagée.
Sensibilité extrême à la nature mais nature extrêmement travaillée, maîtrisée.
Pour les japonais le tremblement de terre est le signe que le ciel est mécontent de l’attitude des puissants.
En même temps au Japon on compte plus sur les zones locales, familiales que sur l’État.
Sentiment de résignation et de colère mélangées.
Sensibilité face à la nature et en même temps ce sentiment extrêmement fragile que tout cela peut être remis en question.

Note de ma cabane de moine, de Kamo no Chômei :
« Le monde est ainsi fait, qu’il est bien difficile d’y vivre et que chacun sent la précarité de sa propre vie, de son habitation. Les habitations sont éphémères, on a donc en quelque sorte cette idée que tout ce que l’on construit et auquel on est attaché, on doit savoir dès le début que tout cela peut s’écrouler d’un moment à l’autre ».

Le shintô exalte la vie, la collectivité, la nature. C’est la manifestation d’une communion avec la nature.
Le shinto est d’une certaine façon une religion de la vie, alors que le bouddhisme est une façon d’appréhender la mort.
Les manifestations du shintô viennent habiter des endroits remarquables, une source, un arbre centenaire et elles s’installent en quelque sorte dans ces endroits qui deviennent des endroits de divination des endroits naturels.
On n’adore pas un rocher ou une source mais on adore la divinité qui est censée l’habiter.
Le shintô et le bouddhisme sont complètement liés, les fêtes qui rythment l’année sont liées à la nature.

France culture
Concordance des temps, par Jean-Noël Jeanneney

Les Japonais et la nature avec Pierre-François Souyri qui enseigne l'histoire du Japon à l'Université de Genève,
7 janvier 2018





note du 4 janvier  2019

Garance (4 ans) a dit : Il faut aussi fermer les yeux pour voir



L’errance qui nous oriente. L’errance a quelque chose de la perte, un mouvement et une liberté.
Quand l’errance nous oriente au monde on peut bifurquer.
Titouan Lamazou



A propos de Yojimbo, un film d’Akira Kurosawa.

La solitude est infinie et profonde. Le héros arrive à une intersection. Où aller ? Quel chemin prendre ?
Il interroge l’horizon et fait un tour complet sur lui-même. C’est alors qu’il trouve une longue branche d’arbre par terre.
Il la ramasse et la lance en l’air. Elle tombe. On dirait que posée en diagonale, sortant de l’énorme ombre du guerrier qui occupe la moitié inférieure de l’écran, elle indique une direction.
Le samouraï enjambe la branche et se résout à prendre la direction indiquée par le hasard.
Ainsi Kurosawa introduit d’emblée la figure emblématique d’un individu solitaire et errant.
Un homme sans nom, c’est comme un fantôme qui traverse la ville et la campagne. C’était un être singulier, mais l’infini de son existence errante, sans racines, invite n’importe qui à combler cet indéfini à son propre compte.
L’invention du personnage en errance me paraît comme l’indice discret, l’effet inattendu d’une réflexion exigeante sur la situation problématique de l’individu dans la société japonaise de l’après-guerre.
J’ai pensé à lui. Je ne cesse de penser à lui pour penser à travers lui l’être ensemble dont je me mets à l’écart et que je cherche à déconstruire.
Il arrive seulement de quelque part dans l’infini d’un paysage, il s’éloigne du troupeau humain et entame une marche solitaire vers un ailleurs indéterminé.
C’est pour être seul qu’on décide de s’en aller, de marcher vers on ne sait où. Mais aucun marcheur ne saurait écarter ou supprimer pour toujours et de façon définitive l’idée d’un but à atteindre ou d’une direction à prendre.
Marcher c’est marcher nécessairement vers un lieu-acceptable, selon le mot de Raymond Depardon.
Notre Yojimbo, une fois qu’il a pris note de la direction indiquée par la branche d’arbre lancée au hasard en l’air, s’est mis en effet à marcher d’un pas ferme et assuré dans le vaste champ désert.
Petite éloge de l’errance, Akira Mizubayashi



Pourquoi n’est-ce pas possible d’être errant au Japon? L’errance serait-elle une particularité de la civilisation française ou européenne? Pourquoi et comment Akira Mizubayashi a-t-il ressenti ce besoin d’errance?

C’est le récit de sa quête personnelle, de son histoire familiale et intime. Mais aussi, une analyse très sévère de la société japonaise.
Il donne de nombreux exemples de cet embrigadement, dans sa propre vie et dans les usages de son pays, avec notamment un proverbe, « Laisse toi enrouler par ce qui est long », ce qui est long représentant le pouvoir auquel « une soumission aveugle est une sagesse. « Une communauté exclusive, autosuffisante, repliée sur elle-même, hermétiquement fermée au monde extérieur ».
Il condamne cette communauté conformiste, où l’individu est écrasé car soumis à une structure étatico-mentale en dehors de laquelle il ne peut pas vivre.

Condamnation sans appel en faisant référence au XXème siècle où le peuple japonais a suivi, les yeux fermés et la conscience anesthésiée, un pouvoir fou de sa puissance jusqu’à son effondrement en 1945 sous le feu atomique américain.
L’avènement d’un nouveau Japon n’a pas, selon Mizubayashi, changé fondamentalement la donne. Et de décrire le nouvel aveuglement après la catastrophe de Fukushima, l’établissement d’une « société d’irresponsabilité généralisée » du fait de « l’auto-étouffement des voix individuelles ».
Ainsi définie et pratiquée, l’errance n’a rien de la liberté joyeuse de gambader dans des chemins inconnus.
Elle est une sorte d’ascèse comme celle des grands mystiques, elle n’est pas éloignée de la méditation bouddhique.  
Elle peut sembler réactionnaire à celles et ceux qui cherchent dans l’action collective le moyen d’accéder à un monde meilleur.
Elle se confronte avec la notion de communauté, devenu un des mots fétiches de notre société, avec la notion d’identité dont l’usage mal attentionné fait planer sur le monde de graves menaces. Elle est subversive.

Le Monde, 24 décembre 2014





La question du chemin

Akihiko Inoue et Naoto Hasegawa rencontrent tous les jeudis un groupe d’étudiants pour construire des cabanes, ils ont investi un lieu en déshérence, en marge. Là entre l’université et l’autoroute se déploie un espace de possibles qu’ils imaginent et réalisent ensemble.
La zone est envahie par les herbes sauvages, Akiko dit « c’est d’abord le chemin qui fait le paysage» et « notre projet c’est un trou pour relier d’autres choses ».





2.  chambre / intérieur - extérieur / maison / air /  horizontalité


rêve du 2 mars 2018

Des robes, une garde-robe, des jupes,
une valise pleine

rêve du 8 mars 2018

Décousue, débordée, aller ailleurs
Tout est à moitié dedans, dehors, devant la maison éventrée



Chute d'un objet - Inari Shrine, Kyoto, 1’46
Sons des prières rituelles, de corbeaux, rumeur de la ville, cigales, alarmes. Un objet chute, des croassements en écho. Des mains sont frappées, des voix, le tourniquet d’une machine à prière, des frottements. 



RIEN
de la mémorable crise
ou ce fût
l’événement
accompli en vue de tout résultat nu
humain
N’AURA EU LIEU
une élévation ordinaire verse l’absence
QUE LE LIEU
inférieur clapotis quelconque comme pour disperser l’acte vide
abruptement qui sinon
par son mensonge
eût fondé
la perdition
dans ces parages
du vague
en quoi toute réalité se dissout

Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Stéphane Mallarmé







Des objets et amulettes en rapport avec la religion et la croyance achetés au long de l’année sont rendus au Nouvel An et brûlés devant certains temples et sanctuaires

La geisha (semble t'il) ne possédait qu'une paire de geta. Celles-ci se devaient d'être toujours impeccables. Les geta usées étaient remplacées par des neuves. On dit que la geisha brûlait alors ses anciennes chaussures et les foulait des pieds en portant les nouvelles. En foulant les cendres des geta brûlées ...
Dixit un conservateur du musée Bâta de la chaussure au Toronto.
Marie-Ange Guilleminot






note du 10 mars 2018

Défaite du corps parfois encombrant de la maison et de ses objets je vis quelques mois dans une chambre vide
Lysandre (10ans) dit : Quand on voit les maisons japonaises on se dit qu'on a trop de choses chez nous




La chambre garde des limites écrites, ce sont les nattes du sol, les fenêtres plates, les parois tendues de baguettes (image pure de la surface) [...] tout ici est trait.
L’empire des signes, Roland Barthes



Les maisons sont souvent basses et modestes, parfois fragiles et consolidées de matériaux de récupération.




sans titre      encre, aquarelle et 

carbone sur papier, 70x50cm     2019
C’est dire surtout que ce thème de la fragilité de la maison parle malgré tout à une culture qui avait fait de la conscience de l’impermanence des choses, et de la maison particulièrement, une vertu cardinale. « Dans la façon de construire une maison, il faut surtout penser à l’été. En hiver on vit n’importe où », écrivait Urabe Kenkô au XIVe siècle.
Et puisque la vie est comme l’écume des flots, et qu’elle dure si peu de temps, à quoi bon bâtir pour l’éternité?
Mais, il faut le reconnaître, ces idéaux étaient ceux de moines détachés de tout.
Chô, je traduis “chambre”, faute de terme plus approprié. Ce caractère qui signifie “tendre, suspendre” désigne ici un rideau que l’on suspendait devant l’endroit où habitait une jeune fille, pour la cacher à la vue des gens de l’extérieur.
La maison est donc poreuse, et toutes les ouvertures doivent faire l’objet d’attention,
au premier chef le seuil, lorsque les âmes défuntes reviennent visiter le foyer.

Ces contes nous emmènent dans un intérieur de l’intérieur, au plus profond de la maison. Souvenons-nous que la maîtresse de maison est appelée Okusan, c’est-à-dire celle du fond,
au sens du plus profond, du plus privé. Cet intérieur protège un espace du féminin, marqué de sang, qui doit rester secret à l’homme, sous peine de rompre le charme.
N’est-ce pas cette acmé de l’intimité que la maison se devait de protéger, et qu’un pacte ordonnateur doit faire respecter, sous peine de grands malheurs, de chaos ?

Protéger de la souillure
La souillure, l’impur, est à la racine du culte Shintô et des croyances japonaises.
La forme en est aussi bien physique que morale ou symbolique: tout ce qui attente à l’ordre du monde est craint et doit être impitoyablement chassé de la maison.
Il n’est pas jusqu’à la vieillesse des choses : « voilà ce qui arrive quand on oublie de jeter les vieilles choses ! », comme à celle des gens, qui ne doit être effacée.
On ne pénètre dans le sanctuaire domestique que dûment purifié, quittant ses socques.
Ouverture et fermeture de la maison japonaise dans les contes traditionnels, Philippe Bonnin






Visite de pré-rentrée à l’université, encore vide
Chaque salle de classe ou atelier me déroute. Sentiment que les lieux ont été désertés, les corps absentés 



Il y a un centre, mais ce centre est spirituellement vide : c’est d’ordinaire une gare.
La gare, vaste organisme où se loge à la fois les grands trains, les trains urbains, le métro, un grand magasin et tout un commerce souterrain.
L’empire des signes, Roland Barthes




note du 13 août 2018

Je fuis le centre ville vers l’extérieur, vers les lieux entre-deux, en lisière, en bordure de montagnes
Entre les arbres des marches montent vers les hauteurs et les lieux de culte
Des lieux plus délaissés que d’autres semblent rendus à la nature, investis de présences



Dans Nausicaa de la vallée du vent de Miyazaki « on part d’ici, on va jusqu’à là-bas ».

Au Japon on est dans une structure horizontale et au fond du fond, l’endroit où on ne peut pas accéder, c’est là où vivent les dieux, un espace non autorisé à l’humain. L’objectif des personnages chez Miyazaki c’est d’atteindre le fond, l’espace fermé à l’intérieur duquel se cache quelque chose. Elle va découvrir un au-delà à cet espace fermé.
Le jardin secret ne doit pas être invincible, il peut subir les coups de l’extérieur.





Le Ma: Intervalle / blanc
Le En: Bordure / relais

Spatialité privilégiant l’asymétrie, où les zones intermédiaires, horizontales et enveloppantes prévalent sur les confrontations nettes et les coupures verticales, où l’étendue se complique de détours.
C’est peut-être dans l’immédiateté métaphorique de la nature (où chaque groupe s’enracine) que pourrait se résoudre cette apparente dichotomie.
Vivre l’espace au Japon, Augustin Berque




horizontalité

Les montagnes sont toujours visibles à l’horizon
La ville avec ses maisons basses est construite sur l’horizontalité
Les gens se saluent et s’inclinent

Mon regard se met à tout voir de façon horizontale


Les anges. Où est-ce qu’ils sont à la maison ? Où est-ce qu’ils vont quand les gens se couchent ?
La nature, si on s’y expose, c’est toujours plus fort que ce qu’on connaît dans les villes.
Wim Wenders




note du 11 mars 2018

Ile de Naoshima, Chichu Museum
Expérience physique à la rencontre des œuvres

Il y a l’approche des lieux à travers le paysage, la pénétration des espaces d’exposition, la rencontre avec l’oeuvre qui requiert une mise en condition physique : retirer ses chaussures, éblouissement de la lumière et du blanc  (une femme, elle aussi tout en blanc, se tient dans l'angle de la pièce comme une statue), avancer dans le noir, éprouver le temps d’attente, se mouvoir dans un espace ou une atmosphère, le corps pris entre la sensation indistincte d’un brouillard dense et celle du vide, appréhension d’être au seuil de la mort ou de la vie, entrer ensemble dans un espace à la rencontre d’une œuvre, se soulever et avancer d’un même pas  




Je souhaite donner lieu à une conversation entre le monde intérieur et extérieur.
On devrait vivre avec le minimum, on devrait reconsidérer notre corps et particulièrement nos sensations corporelles.
Le spectateur devrait regarder la nature plutôt que de penser à ce que l’artiste raconte.
La présence de l’air et du temps, Lee Ufan





note du 22 avril 2018

L'autre jour un gros tronc d'arbre m'a ramenée au platane sur la place du village dans le Var où mon grand-père avait une maison dans mon enfance

Je n'ai pourtant pas l'impression d'être de ces lieux mais un lien irrationnel me lie à eux, peut-être quelque chose d'avant ou d'intérieur




Chacun de nous a son lieu, notre lieu est incontournable, important pour nous et nous ne pouvons pas en faire le tour. Nôtre lieu c’est le tout monde, tous les lieux susceptibles d’être en relation les uns avec les autres.
Nous devrions apprendre à établir des relations entre ces lieux.

Édouard Glissant

IV    corps / gestes




1.   pieds / d’un même pas / uniformes / corps japonais / dormeurs




Feux sur les montagnes - Yoshidayama, Kyoto, 4’04 / Extrait 2’21
Après la fête des morts on regarde les feux allumés sur les montagnes autour de Kyoto.
Sons de voix, de pas, d’appareils photo, de gongs, des exclamations, une alarme au loin.



veste noire      encre et 

carbone sur papier, 70x50cm     2019




Derrière les choses ou les personnes que nous croyons connaître se cache toujours une part identique d’inconnu.
Il y a l’homme et il y a son ombre.
Haruki Murakami



note du 16 mars 2018

Sur un passage clouté à Nagasaki, deux hommes et deux femmes traversent en même temps
Les deux hommes ont les pieds ouverts vers l’extérieur, les deux femmes vers l’intérieur



rêve du 8 mars 2018

Le corps suspendu, mes pieds se touchent à peine



Aux grandes intersections de larges avenues et dans les gares c’est souvent une marée humaine qui traverse d’un même pas.
La majorité des hommes et des femmes sont vêtus d’un pantalon noir et d’une chemise blanche.

A la saison des pluies, je scrute quel genre de chaussures portent les Japonais.
Dans le métro celles des femmes me surprennent, fréquemment des sandales légères, et celle des hommes, plutôt noires et raides.
Amiko porte des chaussures larges et modernes qui lui donnent une allure d’homme dans les pieds.
Au Sanjūsangen-dō, 1001 statues de la déesse de la compassion Kannon, toutes identiques et parfaitement alignées, nous font face.




La notion d’« entassement »
Les Japonais préfèrent la foule, aiment dormir à terre, proches les uns des autres.
Le mot intimité n’existe pas en japonais.
Dispositifs et rituels du seuil, Philippe Bonnin



A l'inverse du corps occidental, le corps japonais n'est pas autonome.
En vertu du précepte shintô, il fait partie de la Nature. Chaque Japonais contracte envers lui une dette : lui rester fidèle. Ce corps si particulier qui n'est qu'un des multiples composants de ce monde peuplé de divinités et doit être, comme elles, sans cesse préservé de la souillure.
Au Japon, cacher est un moyen d'expression et toutes les relations humaines tournent autour de cette ambiguïté.
Les principes en usage, les comportements en société sont tous dictés par le tatemae, l'apparence extérieure,
mais le plus important est ce qui reste caché, le honne, la véritable intention.

L'homme japonais est lui-même une image. Son costume, son maquillage, sa gestuelle étaient ritualisés et codifiés pour répondre aux règles esthétiques garantissant l'harmonie de la société.
Le corps japonais, Dominique Buisson







Cérémonie de remise des prix aux écoliers, 28 avril




note du 10 avril

Dans les rues et les transports, beaucoup de personnes en uniforme (travailleurs, agents de la voie publique, écoliers…)
Aux abords de zones de travaux, du moindre chantier, ces hommes en uniformes plutôt enserrés, même par temps chaud, ouvrent le passage, indiquent la circulation de gestes et de salutations





Diligence et souci permanent d'autrui qu'exigent les règles de la dignité nippone.
Devenir imperceptible, ne plus porter de nom, s’unir à la multitude ample et informe, comme dans un souffle, est sans doute une façon de s’inscrire dans un rapport de cohésion avec ce qui est.
C’est alors que l’on prend la mesure des rythmes et des lenteurs de ce qui nous submerge, de ce qui est à la fois présent et indiscernable, qui nous plonge dans une forêt bien trop vaste pour qu’on s’y repère, égaré parmi les cris et les chants des mille êtres qui la peuplent.
Tanguy Viel





rêve du 11 juin  2018

Des jours passés à te retrouver
Je marche derrière des hommes en uniforme sur une route sèche




dormeurs

Des gens dorment, dans beaucoup de lieux et à toute heure

Dans le métro la plupart dorment, les corps ouverts ou repliés, parfois suspendus dans un geste
À Kyoto, au printemps, des japonais dorment sous les arbres le dimanche ; dans le jardin du palais impérial je les observe : un arbre, un corps
Chaque jour je retrouve Amiko endormie à l’atelier, un moment ou un autre, comme tombée sur sa table, au milieu du chaos de ses affaires
Les étudiants semblent épuisés dans les transports le soir, souvent effondrés, les corps abandonnés se balançant, une tête de l’un sur l’épaule de l’autre...




les dormeurs, Kyōto-gosho, jardins du palais impérial - 京都御所



Les dormeurs, comme des « corps-sculptures », sont aussi un contrepoint aux corps épuisés de travail.



L'homme en tant qu'homme ne peut vivre horizontalement. Son repos, son sommeil est le plus souvent une chute.
L'Air et les Songes - Essai sur l'imagination du mouvement (1943), Gaston Bachelard



note du 10 avril 2018

Pendant la journée l’excitation monte aux pieds des cerisiers

Parfois le soir, la nuit tombée, on peut voir une personne immobile, le visage dressé vers les branches en fleurs



La question du corps entre en résonance avec l’histoire du Japon, qui s’est dans un premier temps défini comme isolé. À partir de l’ouverture de l’ère Meiji, début d’une occidentalisation voulue, et en partie maîtrisée, deux types de corps se rencontrent et s’évaluent. Les Européens, puis les Américains, vont étudier le Japon, jusqu’à traquer une différence anatomique, un corps insulaire, et même un caractère national déterminé par un espace physique hors du commun. L’omniprésence du corps dans les récits japonais est-elle pour autant significative ? Serait-elle liée aux récits premiers qui affirment la naissance d’un peuple dont les îles sont d’origine organique, un corps insulaire habité ? Ou bien s’agit-il d’une reconstruction fantasmatique d’un corps de synthèse, constitué d’emprunts ? Le corps japonais est perçu comme multiple et uni - effet de confusion, d’égarement, par la similitude apparente. Un corps identique (ou démultiplié), dont la photographie peut donner une idée, ou la réflexion de l’essayiste, comme le fit Roland Barthes avec son Empire des Signes.

Récits du corps au Japon, Marc Kober




A l’université le premier jour, tous les étudiants s’activent pour ranger, déblayer et nettoyer chaque pièce.
Tous les corps à l’action ensemble.
Je rencontre Amiko, elle est différente des autres, très expressive, joyeuse, ses bras semblent danser autour de son corps quand elle parle.




Hirano soulève de nombreuses interrogations sur la manière dont les Japonais se définissent individuellement.
« J’appartiens à cette génération de jeunes qui avaient de plus en plus de difficulté à trouver, dans la société, la place qui correspond à ce que l’on est ».
Pour Hirano il faut penser le soi dans sa pluralité « sur le plan de la vie quotidienne, on n’a jamais cessé d’avoir plusieurs visages qui correspondent à chacune des relations que l’on a dans la vie ».
« La notion d’individu a été importée de l’étranger au Japon à l’époque de l’ère meiji.
Dans le bouddhisme tel que nous le connaissons au Japon, la notion d’individu n’existe pas.
On considère que les choses qui existent sont infinies, qu’elles entretiennent des relations multiples entre elles, qu’il y a une relativité complète des choses dans le monde, mais il n’y a pas au centre de cela une entité qui surplomberait ces relations et qui formerait la base d’individu.
La notion d’individu viendrait du latin et se serait formée au 6e siècle pour exprimer quelque chose qu’on ne peut pas séparer.
Cette notion là a surgit pour l’être humain dans sa relation à Dieu ».


France Culture
Hors champs, par Laure Adler

Japon (4/0) Hirano Keiichiro (romancier) « au Japon la notion d’individu n’existe pas », 21 janvier 2016



Je vais voir le spectacle Five Days in March de Toshiki Okada, au Centre Pompidou en octobre 2018.
Ce spectacle me parle de gestes et d’un langage des corps chez les jeunes au Japon.
Vus de l’extérieur, quand ils sont en groupe, les voir bouger s’apparente à une danse. Des corps maladroits, dégingandés, semblent pris dans un mimétisme sur-expressif. Ils sont capables de longs suspens comme de phrases interminables, il y a quelque chose de frénétique dans leurs mouvements incessants.
Des mots sont prononcés et répétés d’une personne à une autre, comme par contagion.
« Segoi » (c’est amusant), j’entendais ce mot sans cesse répété chez les jeunes au japon.



Dans le bouddhisme, nous nous questionnons sur le sens d'être une personne, un individu.
En faisant cela, nous pratiquons l'extinction de l'attachement à ces notions et nous prenons conscience de la vie dans son entier. Nous nous abandonnons.
Toutes les grandes traditions et pratiques qui reconnaissent ce quelque chose au-delà de l'individu ont besoin de cette compréhension en tant que fondement de l'apprentissage.

Les disciplines traditionnelles japonaises accordent une grande place à la soumission de nous même à ce qui est au-delà de nous même.
Le Zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc, Eugen Herrigel



2.   corps contenus / gestes / fantômes / omyokuri - raccompagner du regard





rêve du 23 mars 2018

Un chemin, des femmes, plusieurs personnes accompagnent un homme,
on ne le voit jamais vraiment
Des mains, des corps, s’accordent autour de son corps qui diminue, disparaît peu à peu jusqu’à s’évaporer

Des personnes devant sur un chemin




Golfeur le long de la rivière Kamo, Kyoto


J’observe des Japonais en train de répéter, de perfectionner un geste, parfois même tard le soir au détour d’une rue.
Ici un golfeur le long de la rivière Kamo.

Je croise une femme en montant un grand escalier menant vers un temple retiré de la ville, un lieu isolé, en fin de journée.
Nous sommes chacune surprise de la survenue de l’autre. Au moment de se croiser, elle dévie sa marche, marque un grand contour autour de moi, alors son corps en voulant se retirer prend une présence extrême.

Je suis frappée par des corps qui m’apparaissent « contenus », des corps de femmes en particulier, souvent menus, des pieds en dedans, leurs vêtements enveloppants les contiennent.
Les femmes ne montrent pas leurs épaules, se protègent du soleil (il y a un culte de la peau claire) et parfois portent des collants, des gants et de larges visières, même en plein été.


Il y a toute une procédure d’abstraction de la matière.
Un pli qui est une enveloppe, ce qui est important c’est ce qui est à l’intérieur.
À l’inverse de la démarche occidentale qui a cherché à rendre visible l’invisible, il s’agit de rendre invisible le visible, de mettre l’invisibilité dans la surface. Mais pas d’opposition avec l’esthétique occidentale, une interpénétration.
Une archéologie du virtuel qui est du côté de ce retrait de corps, de ce clonage du monde.
Christine Buci-Glucksmann




gestes


Retirer ses chaussures à l’entrée d’une maison ou d’un temple, se laver les mains et la bouche à l’entrée d’un sanctuaire, s’incliner et joindre les mains au passage d’un torii*…

*Du fait de sa fonction de séparation symbolique du monde physique et du monde spirituel, chaque torii traversé lors de l’accès à un sanctuaire doit être retraversé dans l’autre sens afin de revenir dans le monde matériel. On peut voir des Japonais contourner un torii lorsqu’ils pensent ne pas repasser plus tard par cet endroit.
Torii () signifie littéralement « là où sont les oiseaux » (Wilkipédia)

Dans mon quartier, Yoshidayama, il y a beaucoup de vie autour des lieux de culte.
A plusieurs reprises je vois des hommes plongés dans des actions qui m’apparaissent intenses autant qu’étranges.

Un jour de printemps deux hommes vêtus de robes blanches tirent de très longues branches en les soulevant au dessus de leurs corps, les bras levés, leurs corps enveloppés de tissus et de branchages se croisent en allées et venues.

Un matin à l’aube, au cœur de l’été, quand le soleil se lève à 4h30 et que le chant des cigales en un instant se met à tourner autour, on voit passer un petit homme habillé d’une robe bleue, son pas est vif, il porte une haute pile de livres dans ses mains.



Les gestes sont des manières humaines d’habiter le monde (y agir, en être, le percevoir) par le mouvement.
Il faut cependant nous habituer à concevoir autour de chaque individu, dans chaque société, une sphère de gestes possibles qui ne correspond pas aux seules possibilités offertes par les anatomies humaines.
Cette « gestosphère » sera déterminée en fonction non seulement de ce que les anatomies permettent, mais encore de ce que son histoire, la situation, les autres lui autorisent et lui interdisent.
Ce qui soutient un geste, c’est plus qu’une simple possibilité biomécanique : c’est tout un ensemble de savoirs, de croyances, de conduites symboliques qui viennent étayer nos représentations pour rendre nos mouvements possibles.
C’est pourquoi, comme le dit Paul B. Preciado, toute biographie est fondamentalement une « gesturographie » : nous sommes nos gestes, appris, esquissés, montrés, et même oubliés.
Hubert Godard avec Daniel Dobbels et Claude Rabant, « Le geste manquant »
dans Ia Revue internationale de psychanalyse, #5, 1994

Paul B. Preciado, « Peut-on inventer des gestes?… » dans Alexandra Bachzetsis, An Ideal for Living, Paris, Centre culturel suisse, 2018
www.pourunatlasdesfigures.net 


L’immémorial c’est de la présence.

Philosophie du geste, Michel Guérin


note du 6 août 2018

Sur le chemin du retour,
au-dessus de la ville, en-dessous du temple,
je revois passer le petit moine aperçu l’autre jour, il porte la même robe bleue



Orchestration des gestes

Cinq hommes derrière le comptoir d’un petit restaurant de Soba, accord des gestes silencieux.
Sans se parler, leurs corps et leurs mains préparent ensemble les mets. L’un dépose à l’aide d’une grande écumoire les nouilles tirées d’une vaste marmite maintenue en ébullition, un autre coupe menu des tiges vertes, un autre râpe le radis noir...
Quand le bol est déposé des lamelles très fines de poissons séchés s’agitent dans le fumet.



Le kairos : on habite l’existence en étant attentif à ces petits riens.
Vladimir Jankelevitch




La rivière Kamo-gawa - 鴨川.

Au printemps la rivière Kamo est foisonnante, presque sauvage, envahie de hautes herbes qui contrastent avec les murs en pierre noire.
De longues algues dans les eaux, du jasmin, un jour du colza, j’ai l’impression de traverser un champ.
Puis des hommes apparaissent, vêtus de costumes et de casques blancs, tenant un grand écran du même vert que l’herbe,
ils élaguent et se déplacent en assurant la protection de l'espace autour, toujours au moins trois à œuvrer ensemble.

note du 15 février 2019

A Paris
Piscine à l’aube, tout me revient des souvenirs de Manuela Denis (ma correspondante à l’école primaire, elle habitait avec ses parents à La Roche Bernard en Bretagne). Sa chambre, la cuisine, les tartines de biscottes au beurre salé et au Nutella le matin, le jour où l’on n’est pas allé à l’école car la neige a retenu le car scolaire, le jardin un peu chaotique, les cochons d’Inde qui me fascinent, les mains de son père qui me donne un cochon d’Inde le dernier jour, et pour cela fabrique une cage en bois avec des morceaux récupérés dans un coin du jardin.
Je sors de la piscine et traverse les Buttes-Chaumont, des parties du corps d’un homme en mouvement derrière un arbre, un râteau prolonge son corps, un seau est posé au sol. Ses gestes nonchalants me font penser à une danse plus qu’à du jardinage. Etonnée, je m’arrête. Alors d’autres gens s’arrêtent et commentent : « il est en train de planter de nouvelles fleurs ».




deux corps      encre et carbone sur papier

, 80x60cm chacun     2019






Vivre c’est produire de la différence entre le dedans et le dehors.
Roland Schaer

France Culture
Matière à penser, par Fréderic Worm

Roland Schaer, Quelles nouvelles du vivant ? Où habitons-nous ? , 19 décembre 2012




Deux jeunes femmes répètent une scène de Nô, assises de part et d’autre d’une porte, au seuil d’un atelier de céramique.
La porte s’ouvre, un jeune homme sort. Dans l’étendue de son passage, la femme du côté gauche de la porte balaie l’air de droite et de gauche avec sa main. S’agit-il de chasser une présence restée en suspens ?





La coutume de l’omokyuri consiste à raccompagner la personne qui s’en va.
Au Japon elle ne concerne pas seulement les grands départs.
En ce moment que je suis au Japon, ma mère reste sur le pas de la porte tous les moments que je quitte la maison et agite la main jusqu’à ce que j’aie tourné le coin de la rue. Dans les restaurants traditionnels de Kyoto, le chef et la patronne sortent chaque fois qu’un client quitte l’établissement et continue de les saluer jusqu’à ce qu’il ait disparu de leur champ de vision.
Omyokuri c’est raccompagner, okuru, du regard mi. C’est le regard qui prolonge le lien entre deux personnes, même après le départ.
Ce ne sont pas seulement les personnes, parfois un lieu peut vous accompagner. Lorsqu’on le prend le train, le bateau, ou la voiture, et que l’on regarde le lieu qu’on quitte, n’avez-vous pas senti parfois ces montagnes, ce port vous accompagner encore un moment ?
Aucun départ, nulle séparation, ne se fait en un instant. Même si le moment de départ dure à peine une seconde, il reste encore les vagues, la lumière qu’a laissée le temps passé ensemble.

Nagori: Le moment très incertain entre passé et présent, la trace de ce qui a disparu, une sorte, une façon de présence qui peut-être est vraiment tirée vers l’absence et qui finalement est présente.
Nagori, Ryoko Sekoguchi 

France Culture
Par les temps qui courent, par Marie Richeux,

21 décembre 2018



La jeune fille porte un t-shirt rose, elle s’assied sur une chaise face à moi.
Je crois qu’elle me parle de costumes, j’entends les mot kimono, obi, il me semble qu’elle parle de gestes aussi.
Elle se lève, montre des pas, des mouvements accompagnés de paroles, se rassied, pose les mains sur ses genoux, le regard fixé sur un point plus bas devant elle.
Puis elle lance un chant puissant aux variations qui me sont étrangères, cela dure un temps qui me paraît long car les notes ne sont pas vraiment séparées, mais montent et descendent d’une syllabe à l’autre, ses mains sont bien posées sur ses genoux.
Après ce chant, elle se lève et salue, glisse ses mains en les éloignant l’une de l’autre de façon horizontale, répétant ce geste tout autour de son corps, comme si elle nettoyait l’espace.



Nous sommes nous-même des feuilletages de temps.
Les gestes en nous sont bien plus anciens que nous.
Le symptôme c'est le fantôme incarné,
des temps hétérogènes qui sont au même moment.
Dans une même image, un même geste, plusieurs temps coexistent.
Voilà des gens qui savent coexister avec leurs fantômes.
L'émotion ne dit pas "je". L'émotion c'est l'expression de la communauté.

Georges Didi Huberman



Dans le temple de Tenryu-ji comme au musée d’Art moderne, un salon s’ouvre par une large baie vitrée sur le jardin intérieur. 
Assis sur les sièges alignés, immobiles, des hommes et des femmes contemplent le paysage.



Mais le Japon a cela de particulier qu'il a décidé de ne pas laisser au seul hasar le soin de ces intensités.
Les Japonais sont très forts pour activer ces états, en créer les situations. Le souci du détail bien sûr et la célébration de chaque instant - de l'importance d'une ombre dans un jardin zen à celle d'une tasse de thé, toute chose élevée au rang d'une liturgie méticuleuse, merveilleuse ergonomie de la vie quotidienne qui soudain suspend son vol, ouvre ses plages de calme et de sérénité. Car le coeur s'épanouit volontiers quand le souci s'éloigne.
Or justement, les Japonais, si j'ose la généralité, sont un peuple soucieux, chargé d'obligations et de responsabilités, alors peut-être, à proportion de ce souci, ils ménagent à l'intérieur de leurs rudes journées mille espaces d'agrément d'où pourra naître le poème.
Et dans le mot poème cette fois, il convient de déposer tous les tressaillements de la perception.
Car le Japon, à mes yeux encore neufs, est d'abord cela, une école de la perception, un apprentissage de l'infra-mince, de quand l'état de grâce ne se réserve pas à une stase de l'esprit mais se distribue généreusement, s'atomise même, dans la trame des jours. Ainsi vont les intermittences de l'âme en terre nipponne, de la rigueur enchemisée des devoirs quotidiens aux vertiges d'une vie qui sait s'ouvrir à sa propre vue et qui, dans le tressaillement qu'elle provoque, semble se savoir elle-même vivante. Mais sur ce point encore, les Japonais sont moins timorés quand, à l'encontre de leur pudeur apparente, ils ne craignent pas quant à eux de partager poétiquement leurs sentiments : l'émotion, la beauté, la vie vivante donc.

La particule «ya» marque l'émotion, la surprise, le ravissement.

Tanguy Viel



Les Japonais manifestent leurs émotions les bras ouverts face a la nature.

Ryoko Sekoguchi




A l’université, je suis assise face à la montagne.
Une jeune fille vient s’asseoir à côté de moi sur le muret, regarde dans la même direction et me parle.
Je lui demande si je peux la filmer, elle accepte et reste là, longtemps, immobile. Des expressions passent sur son visage.
Elle a un bandage à son doigt. Je la questionne, elle s’est blessée.
Chaque jour elle sculpte, dans de la pierre de talc, la sensation de son doigt coupé.





Ce qui vous transforme au Japon c’est qu’on acquiert une sorte de sagesse du temps.
Et la seule sagesse du temps qu’on peut acquérir en tant qu’humain c’est celle de l’impermanence et de l’éphémère des choses.

Christine Buci-Glucksmann




Mains

Le contact physique par le toucher est quasiment inexistant. Les salutations se font à distance, à travers des postures, et des inclinaisons.
Dans les lieux publics on se croise d’ordinaire sans se regarder.
Une chose m’a frappée, dans les magasins les pièces sont déposées au creux de la main, en touchant le creux de la main. Tandis que les corps ne semblent jamais se toucher, ce geste d’une étonnante proximité me trouble. Il arrive même que la seconde main du caissier vienne soutenir par en dessous la main qui reçoit.

Valentin, un ami qui vit à Kyoto depuis deux ans, m’a raconté l’autre jour qu’un caissier, en plus de ce geste accompli de façon particulièrement appuyée, l’avait regardé intensément dans les yeux. Il n’y avait nulle ambiguïté dans cette situation ; un simple échange, qui a pris une telle dimension pour cet ami, qu’il a réalisé qu’en deux ans cela avait été son échange physique le plus intense au Japon.

Quand une question semble embarrassante ou sans réponse, l’interlocuteur peut agiter une main devant son visage.
En signe d’accord ou de réussite, la main est levée, le pouce et l’index forment un cercle.
Le rituel devant l’autel consiste à frapper deux fois les mains après avoir tiré une longue corde qui active une cloche.




On remue une corde pour faire sonner une cloche après avoir jeté une pièce.


France Culture
Carnet Nomade, par Colette Fellous

Je vous écris de Kyoto, 10 août 2013


J’ai égaré la bride de ma sandale. Je retourne au supermarché. La caissière sort de sous sa caisse un cahier dans lequel ont été répertoriées toutes menues choses retrouvées dans le magasin, pour chaque jour.




mains corps      encre et

carbone sur papier, 80x60cm     2019



Valentin me dit : « En japonais de la même manière on dit Je suis triste et Quelque chose s’est passé qui est triste : Il fait triste ».



Le haïku nous fait souvenir de ce qui nous est jamais arrivé, en lui nous reconnaissons une répétition sans origine, un événement sans cause, une mémoire sans personne, une parole sans amarres. Ce que je dis ici du haïku, je pourrais le dire aussi de tout ce qui advient lorsqu’on voyage dans ce pays que l’on appelle ici le Japon.
Car là-bas, dans la rue, dans un bar, dans un magasin, dans un train, il advient toujours quelque chose.
Ce quelque chose - qui est étymologiquement une aventure - est d’ordre infinitésimal : c’est une incongruité du vêtement, un anachronisme de culture, une liberté de comportement, un illogisme d’itinéraire…
Recenser ces événements serait une entreprise sisyphéenne, car ils ne brillent qu’au moment où on les lit, dans l’écriture vive de la rue, et l’Occidental ne pourrait spontanément les dire qu’en les chargeant du sens même de sa distance : il faudrait précisément en faire des haïku, langage qui nous est refusé.

L’empire des signes, Barthes



Devant chaque maison presque, un jardin.
Pots de fleurs additionnés, organisés et chaotiques. Tout contenant est bon pour accueillir les plantations foisonnantes, mêlées aux appareils de climatisation, parapluies, vélos, scooters et bouteilles d’eau en plastique alignées.
Il m’arrive souvent de voir, en passant, un homme ou une femme, un vieux monsieur, une vieille dame, prendre soin de son jardin.

Entre la rivière et le jardin impérial, une femme assise sur un pot retourné, face au mur-jardin de sa maison, jour après jour, semaine après semaine, construit une structure très grande avec des bambous. Elle semble ne rien entendre de l’agitation autour, toute entière à son édifice.



rêve du 15 mai 2018

Je suis amoureuse et complètement exaltée et emploie des mots d’amour à tort et à travers

Des objets de vaisselle assortis aux barrières du jardin autour



Aussi bien dans les quartiers populaires d'habitation du grand Tokyo que dans les autres
villes, on observe dans les petites rues cette tendance des gens à
s'approprier le devant de leur maison, qu'il leur appartienne ou non, à s'y
exprimer de manière exubérante, un peu comme une sorte de halo devant le seuil.

Une sorte de halo devant le seuil, Philippe Bonnin





Aborder le Japon par son usage de l’espace est une manière de le comprendre. Il est nécessaire de passer par une autre culture, surtout une culture aussi éloignée qu’est le Japon, qui a été fermé à l’Occident pendant très longtemps, pour mieux comprendre la nôtre en retour.
Là-bas l’espace et le temps sont très entremêlés.
L’architecture et la maison japonaise sont des espaces ouverts, d’abord à cause du climat.
Avant les appareils de climatisation, la seule manière était de faire courir un vent frais.
Pour mieux sentir ce courant d’air on pendait une clochette qui annonçait ce vent, et aussi pour sentir que la maison ne s’arrête pas à cet espace construit, elle comprend l’espace qui est autour.
Essayer de comprendre la religion à travers l’espace, la religiosité et la place des divinités dans cet espace qu’est le Japon.
La présence des divinités s’incarne dans tous les espaces naturels, les plantes, les pierres, les arbres, mais aussi dans l’espace de la maison, l’espace habité.
On est dans une forme d’animisme très ancien.
Il y a une continuité entre les hommes, la nature, les animaux et les végétaux, puisque tous nous possédons les mêmes forces vitales.
Il y a une disposition quand on est dans un jardin, « hanami », la contemplation des fleurs, ça devient une disposition sociale.
Ce culte de l’éphémère est une disposition.
Les saisons sont différentes de chez nous, il y a quasiment une saison tous les quinze jours.
C’est le moment des tambours, des libellules, des cerisiers… On va les partager avec la communauté, s’en réjouir.
Le jardin est conçu en fonction de l’espace et du temps, il est conçu pour qu’on y opère un déplacement.
À chacun de nos pas on va percevoir un jardin différent. Tout cela a été savamment aménagé, même petit le jardin paraît une immensité.
Cela vise à donner une notion centrale dans la culture japonaise : le « Wa », l’harmonie.
Beaucoup d’éléments dans le jardin parlent de la transition, de l’intervalle.
La Chine et le Japon mettent plus l’accent sur ce qui est transitoire que sur ce qui est fixe, on est plus dans un monde de relation.
Cette relation, « Wa», de l’homme et de la nature, c’est aussi le peuple des wa, un côté nationaliste.
Le « En » c’est un espace qui établit de la relation entre l’intérieur et l’extérieur, qui à la fois les sépare et en même temps les relie.
On ne peut les comprendre que si on établit la relation entre eux.
Dans les ruelles les gens interfèrent énormément, ils déposent des plantes. Il y a des échanges. La vie de quartier est très importante au Japon et le jardin est ce lieu d’échange.


France Culture
Tout un monde, par Marie-Hélène Fraïssé


Jardins au cśur du monde - Le jardin japonais, éloge de l'ombre et de l'intime
Avec Philippe Bonnin, architecte, anthropologue, directeur de recherches au CNRS
Fabienne Duteil-Ogata, docteur en ethnologie, spécialiste du religieux,
27 mai 2014